Débusquer ce qui demeure inobservable, ou sans doute plus justement, ce qui crève les yeux à force de nous hanter. » Cette phrase, destinée aux variations de gris « de frottement, inhérent au passage, enlevé sur un noir de fumée sans feu » des photographies de Denis Bernard*, pourrait être l’amorce de Ciel déposé, livre dans lequel Pierre Parlant aborde l’une des peintures centrales de Duccio di Buoninsegna, La Maestà (1309-1311). Cette œuvre, dont le titre renvoie, par antonomase, à la Vierge « en majesté », a ceci de singulier qu’elle représente sur son verso la Vierge tout de bleu vêtue, entourée des anges et des Saints, alors que le verso y narre les vingt-six épisodes de la passion du Christ et, centrale, sa crucifixion. Sa composition presque géométrique, entrecroisements d’aplats savants, conjuguée aux nappes de bleus fondues en or du ciel, aux nœuds des capes bleu nuit, rouge parme, des saints, chapeautés qu’ils sont de leur auréole en forme de disque, forment le point inobservable, ou aveugle, par où cette peinture, pour Parlant, se désenchevêtre de sa représentation strictement théologique. Sept siècles après son achèvement, elle se verse donc dans les mains profanes d’un spectateur aimanté, tout tourné à son affaire, là où « Poussant la porte, je ferme les yeux sans appeler. (…)// Il me faut penser à ce qui ne se voit pas jusqu’à ce point de la découverte où tout peut s’évanouir » : ne serait-ce que ce « linge déposé au bord d’une fosse », « cause de stupeur », ou encore ces « plis bleutés [qui] creusent le manteau » de la Vierge, ou ce « toboggan des collines », cette « ritournelle qui file au rythme des diodes rouges et vertes du lecteur »… Car tout est ici question de lecture, comme si Parlant suivait du doigt la bande passante audio de la peinture de Duccio, son cryptogramme fantôme, sa survivance spectrale, le serpent de son rite vieux y étant là réactualisé au son blanc d’un jour contemporain… Toute la question de ce livre, qui s’ouvre en triptyque sur une interprétation dessinée de La Maestà, se loge dans la sidération d’un regard passé du XIVe au XXIe siècle à la vitesse d’une autoroute. La concaténation des temporalités, retrouvée dans la tresse de paragraphes agencés en succession ultra-rapide, constitue toute l’interrogation que porte Pierre Parlant sur l’art, et sa façon si singulière de mêler les brins de ses hypothèses sensibles. Comme ceci, par exemple, où le vert des montagnes devient un énoncé froissant la texture du langage : « je parle de la montagne –, jusqu’à la rompre par endroits, la réduire au relief, la disperser enfin en une efflorescence paradoxale au profit d’un massif – je m’intéresse au vert – dont aucun géologue n’a jamais rien su dire ». Comme l’écrira Jean-Louis Schefer (dans son Sommeil du Greco), « le rapport du texte à la peinture (“ la contamination du style ”) est à la fois un pouvoir – un travail – de l’imagination et la précision (descriptive ou narrative : syntaxe) avec laquelle, prenant appui sur les figures peintes, on remplit des espèces de moules figuraux (des empreintes biographiques) qu’aucune matière n’avait encore remplis ».
C’est exactement cette justesse de déplacement que Pierre Parlant conduit dans ce livre. Qu’elle s’entende, sous nos pieds industrieux, par « la meuleuse de l’unisson », par cette énigme aussi où se donne un sublime de l’ici-bas où se revivifient les « restes d’un retable, méconnaissable, démembré il y a longtemps » dans les fossés d’un temps hors de ses gonds.
Emmanuel Laugier
* Exposer l’inobservable de Pierre Parlant (Contre-Pied, 32 pages, 4 € ;)
Ciel déposé
Pierre Parlant
Fidel Anthelme X, 56 pages, 7 €
Poésie Une embuscade de verdure
mars 2015 | Le Matricule des Anges n°161
| par
Emmanuel Laugier
Avec Ciel déposé, Pierre Parlant cherche une composition musicale dans l’inobservable géométrie d’une peinture de Duccio di Buoninsegna.
Un livre
Une embuscade de verdure
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°161
, mars 2015.