António Lobo Antunes, les âmes nocturnes
On le sait d’avance : António Lobo Antunes ne parle jamais de ses livres. Il n’aime pas ça ou peut-être cela lui est-il impossible. L’œuvre est là qui ne gagnera rien à être paraphrasée, glosée ou travestie. Quant au mystère qui préside à sa naissance, l’auteur est le dernier à vouloir qu’il soit percé. Le dernier peut-être à le pouvoir. Car depuis des années, on avance dans ses livres comme dans une nuit profonde qui rassemblerait les vivants et les morts. Une nuit où les plantes peuvent parler, les chevaux jeter leurs ombres sur la mer. L’écrivain n’a rien à dire des livres qui jalonnent toute une vie d’écriture, sinon, justement, qu’ils sont toute une vie. À chacune de nos rencontres il évoque ses filles auxquelles, dit-il, il n’a pas su consacrer assez de son temps de père. Il évoque les grands écrivains. Il interroge son interlocuteur sur sa vie, sa famille, comme un cousin éloigné prenant des nouvelles d’une famille qu’il ne connaît pas. Sa voix est d’une douceur murmurante, tendre dans ses intonations, mélancolique, parfois plaintive avec cet accent léger qui l’habite. Mais dès qu’il s’agit d’évoquer la fabrique d’écriture, un sourire d’excuse inaugure un silence poli, puis l’écrivain sort de sa boîte à outils ce qu’il imagine que les journalistes veulent entendre.
De rencontres en rencontres, on pourrait faire l’inventaire de l’arsenal de réponses toute prêtes que le Portugais tient à la disposition de ses interlocuteurs. Longtemps, quelle que soit la question qu’on lui posait sur sa manière d’écrire, il répondait par la métaphore du cambrioleur devant le coffre-fort : « il faut tendre l’oreille et tourner la phrase un peu, puis encore, et encore jusqu’à entendre le petit « clic » qui annonce qu’on a réussi. » Plus tard, il rappellera l’anecdote concernant Sarah Bernhardt, qu’il nous avait servie lors de notre précédent entretien. Qu’il nous ressert à nouveau. Ce sont des réponses de politesse qui n’ouvrent en rien le labyrinthe nocturne où s’élabore son écriture. Mais cette fabrique-là peut-elle se visiter ? N’est-elle pas plutôt une expérience de vivre intransmissible ?
On le croit volontiers lorsqu’à nouveau il nous affirme travailler l’écriture quatorze heures par jour pour que l’épuisement, au final, libère quelque chose qui vaille la peine. On imagine alors une sorte de puits mental dans lequel, tel un spéléologue, l’écrivain descend à la recherche d’une trace qui, toute infime soit-elle, pourrait ramener au jour des vies entières.
Dans le hall de l’hôtel parisien où son éditeur lui a réservé une chambre, António Lobo Antunes parle doucement. Il devance les questions pour mieux les éviter. Il rôde son impeccable français (il est arrivé la veille au soir), en évoquant la mémoire de Christian Bourgois, la vie à Paris, la mort de son frère à Noël dernier et sur laquelle il reviendra souvent, portant sur ses épaules un deuil qui ne passe pas. On le laisse parler. On sait qu’il s’agit pour lui...