António Lobo Antunes, les âmes nocturnes
Composé sur le rituel de la corrida (Avant la corrida, Tercio de capote, Tercio de piques, Tercio de banderilles, La faena, La suerte suprême, Après la corrida), le nouveau roman de Lobo Antunes étire un dimanche de Pâques pour le rendre poreux au point d’accueillir tous les dimanches et tous les pâques en lui. C’est ce jour-là que la mère d’une famille d’éleveurs de taureaux va mourir. Autour de cette mort annoncée, les voix des enfants viennent faire entendre leurs plaintes, leurs obsessions, retissant peu à peu pour le lecteur l’histoire de cette famille, les blessures d’une fille qui s’est réfugiée dans la drogue pour y mendier peut-être l’amour d’un père fantasque, celles d’un fils que les no man’s land de la prostitution appellent et tous ces moments venus du passé, apportés par des bribes de paroles qui viennent couper le récit, portés par des souvenirs bégayants, électrisés par la rage de l’aîné qui aura consacré sa vie aux livres, non pas ceux où la littérature sauve les âmes, mais ceux où s’enregistrent les comptes d’une entreprise en ruine depuis que le père a joué à la roulette le seul numéro qui ne pouvait pas sortir.
On entre dans cette histoire immédiatement entraîné par les soliloques sériels des personnages, par des expressions qui vont revenir, encore et encore, portant en elles tout l’indicible de vies auxquelles le sens s’est refusé, comme des nœuds de l’âme que parler ne parvient pas à défaire. Chacun est enfermé dans sa nuit au point qu’on ne sait pas toujours qui est vivant et qui ne l’est pas, qui l’a été et qui non. Mais qu’importe la pénombre, puisque dans cette matière palpable de la langue, António Lobo Antunes lance des éclairs qui sont plus que des feux follets : on est saisis par la beauté tout à la fois de la symphonie et des moments d’extrême précision qui viennent luire à la surface du récit. Ainsi d’un notaire qui, après lecture d’un acte, est « de retour de derrière ses lunettes » avant, plus loin, de s’apercevoir que son ombre a disparu : « de retour à l’étude après le déjeuner, il la cherchait par terre, dans les bâtiments, ou une partie par terre et une autre dans les bâtiments mais rien, il essayait un geste dans l’espoir que son ombre l’imiterait mais aucune ombre en vue ». Qui sont les morts et qui sont les vivants ? Ainsi Rita, « — je ne suis pas malade » rongée par le cancer ; « — je me sens mieux » « et c’est mise en bière qu’elle s’est sentie mieux ».
Les voix viennent les unes après les autres, de l’enfer ou de l’ici, dire encore et encore leurs obsessions, reprendre les mêmes images, comme celle des genoux du taureau « qui ploient, du corps qui ploie sur les genoux, et la tête sur le corps » et qui va glisser du taureau vers la mère mourante dont les genoux ploient, le corps ploie sur les genoux, et la tête sur le corps. Et ainsi le lecteur avance dans cette nuit éblouissante, recueillant les confessions de Beatriz, de Francisco, d’Ana comme dans une procession mortuaire on...