Un coup de feu déchire l’air. Au loin, un homme tombe de cheval, mortellement blessé. « Il ouvrit des yeux éteints, les referma. Je me tenais au-dessus de lui, je le dévisageais, et mes doigts s’engourdissaient sur un revolver inutile ». Celui qui agonise dans la poussière c’est l’Alexandre Wolf du titre et telle est l’entrée en matière sanglante du roman de Gaïto Gazdanov. Cette révélation, on peut la faire sans nuire en rien à l’intérêt du livre. C’est la donne de départ, la scène fondatrice de ce que l’on va lire ensuite : la confession d’une obsession. Car « bien des années plus tard », le narrateur, Russe émigré à Paris, est encore hanté par le souvenir de cette mort qu’il a donnée lors de la guerre civile russe de 1917. L’auteur aussi est un de ces Russes blancs qui, tout jeunes, prirent les armes contre les bolcheviks avant d’essaimer en Europe. Et avant de voir leurs noms effacés de toutes les mémoires. En toute franchise, qui se souvient de Gazdanov ? Autant son compatriote et contemporain Vladimir Nabokov n’a jamais vu s’effilocher sa renommée, autant lui « ne peut compter que sur un public restreint qui, au fil des ans, se rétrécit comme une peau de chagrin », constate Elena Balzamo dans une postface instructive.
D’abord publié en anglais, ce roman très étrange paraîtra en français au début des années 50 avant de connaître une seconde vie dans les années 90. Une seconde vie, c’est le thème même de ce roman. Car voici qu’un jour, au détour d’un « invraisemblable concours de circonstances », le narrateur retrouve ce Wolf qu’il avait laissé pour mort sur un champ de bataille. Sur fond de retrouvailles, le roman ne cesse d’osciller entre réalisme et fantastique. Quand on croit que l’histoire va basculer vers le roman policier, Gazdanov met un coup de barre vers la réflexion existentialiste. Vient-il à prendre des allures d’histoire d’amour, avec l’apparition de la très envoûtante Elena, le récit change encore de direction pour des considérations journalistiques (le métier qu’exerce le narrateur). Maître dans l’art de brouiller les pistes, jusqu’au dernier moment Gazdanov maintient le suspense autour de cet « homme qui danse au milieu des ténèbres », pour citer un vers d’Ovide opportunément repris par Balzamo en tête de sa postface.
Ce roman est donc un ballet d’ombres, une danse funèbre où les personnages, premiers rôles ou figurants, ont tous quelque chose de fantomatique. Même si le Paris de l’entre-deux-guerres sert de décor bien réel, c’est un genre de surnaturel qui domine. Le déroulement du roman s’apparente au fond à celui d’un exorcisme raté. On a l’impression que le héros est incapable de se débarrasser de l’image de ce spectre qui l’obsède. « Si j’admettais qu’au début de la série d’événements se trouvaient mon bras tendu armé d’un revolver et la balle qui avait blessé Wolf, il fallait conclure que, dans cet instant aussi bref qu’un coup de feu, avait pris naissance un mouvement complexe que l’esprit humain et l’imagination la plus débridée n’eussent pu concevoir ». De ce mouvement, ce livre est le récit hypnotisant.
Anthony Dufraisse
Le Spectre d’Alexandre Wolf
Gaïto Gazdanov
Traduit du russe par Jean Sendy
Viviane Hamy, 172 pages, 18 €
Domaine étranger Fantôme(s)
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Anthony Dufraisse
Redécouverte d’un roman hanté du russe Gaïto Gazdanov (1903-1971). Hypnotisant.
Un livre
Fantôme(s)
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.