À la manière d’arrêts sur image, figurent 12 photographies, prises en 2000 par Arno Gisinger, représentant des biens spoliés à huit familles juives en 1938 (divan, fauteuil, lustre, lit, table) et que l’institution du Mobilier national de Vienne a retrouvés dans ses fonds. Associant un artiste et un écrivain, Nécessaire et Urgent est de facture étonnante puisqu’il n’est constitué que de questions. 524 questions sans réponses organisées autour de cinq sections dont chacune dit, en creux, le destin familial de juifs polonais. Il y a ceux qui, fuyant la Pologne, se sont installés en France : « Pourquoi avoir choisi la France ? Etait-ce à cause des « Lumières » ? » Ceux qui sont restés : « N’avait-on pas muré l’entrée de leurs maisons ? » Et puis il y a l’après, la brèche que cela ouvre dans les consciences : « Qui et combien exactement ? » Enfin, la cinquième section s’ancre dans l’époque contemporaine et le passage du « Ils/Vous » au « Nous » crée une troublante proximité : « De quoi nos noms sont-ils le nom ? De quoi avons-nous hérité ? »…
C’est un véritable dispositif qu’Annie Zadek installe. On ne sait pas très bien qui interroge, ni ce que les destinataires seraient susceptibles de répondre si… Pourtant de ces questions naît tout un théâtre ; depuis les détails prosaïques du quotidien des familles juives en passant par des anecdotes dont recèlent les livres d’histoire jusqu’aux troubles que développent les descendants. Par le prisme d’une voix construite sur le silence ou d’objets disparates, A. Zadek et A. Gisinger donnent à voir l’Histoire « avec sa grande hache » (Perec) en questionnant la manière dont celle-ci se fabrique. Deux démarches heuristiques, deux survivances, qui fondent la possibilité d’un espoir où littérature et photographie s’avèrent « capables de franchir l’horizon des constructions totalitaires » (Benjamin) du fait même qu’elles sont un contrepoint aux témoignages et aux archives.
Nécessaire et Urgent s’accompagne de la réédition de La Condition des soies. Ce texte, paru en 1982 aux Éditions de Minuit, met en scène une voix dont l’identité est mouvante. Si la parole est, dans un premier temps, celle d’une fille qui, après la mort de son père en occupe la chambre, la voix glisse peu à peu vers le père défunt qui, tel un fantôme, se confie sur sa douleur de veuf, ses désirs, ses manques. Livre transgenre, La Condition des soies interroge la question du dédoublement, de la métamorphose. On retiendra ce passage lumineux où, dans des lettres adressées à sa fille, le père tente de décrire la beauté d’une aurore boréale : « À chaque fois que je l’observais, ce phénomène me ravissait à un point indicible. J’étais transporté, enchanté, mais dans l’impossibilité de le décrire (…) peut-être que je m’y prenais mal, peut-être que c’est seulement une question de méthode ». Un père à sa fille qui échoue à dire l’irruption de la lumière dans un ciel noir de jais et qui, néanmoins, se livre presque exclusivement à sa passion du grand Nord… lorsque d’autres se construisent autour d’un blanc immense, d’un point aveugle dont ils tentent « de relever le contour de ces terres incertaines, de ces espaces en pointillé » car « tout porte un nom/ tout est répertorié » rappelle Annie Zadek.
Christine Plantec
Nécessaire et urgent
suivi de La Condition des soies
Annie Zadek
Photographies d’Arno Gisinger
Bazar éditions, 146 pages, 20 €
Poésie Chambre d’échos
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Christine Plantec
Un livre
Chambre d’échos
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.