Plus de mille cinq cents chroniques et près de cinq cents poèmes, quatre romans publiés et deux ou trois autres perdus ou détruits, quelques mini-drames ou dramolets – mot qui est à drame ce que opérette est à opéra –, forment l’œuvre incongrue, mystérieuse, épiphanique parfois, de Robert Walser, l’un des écrivains de langue allemande les plus marquants de la littérature du XXe siècle. Un inclassable, comme Kafka qui l’admirait beaucoup, un original « du genre le plus profond et le plus étrange » (Stefan Zweig), un asocial, un intempestif, un grand timide qui par gêne pouvait se montrer sans gêne. Un fou de nature et de liberté, un homme parfois franc jusqu’à la rudesse, capable de lancer à Hofmannsthal, en plein salon : « Ne pourriez-vous pas oublier un peu que vous êtes poète ? ». Un écrivain qui a fait de la bohème et du vagabondage son éthique, un être aussi obéissant que rebelle, modeste et orgueilleux, qui fit le choix de ne rien posséder afin que rien ne l’entrave ni ne le retienne. Une nature paradoxale, ambivalente, à l’image de ses proses aussi imprévisibles que réjouissantes.
« Si Robert Walser avait cent mille lecteurs, le monde serait meilleur. » Hermann Hesse
Avant-dernier d’une famille de huit enfants, Robert Walser est né à Bienne (canton de Berne) le 15 avril 1878. Le père tient un atelier de reliure auquel a été adjoint un magasin de papeterie et de jouets. La mère, hystérique et autoritaire finira par sombrer dans la folie au fil des faillites et des échecs d’un mari défaillant et sans autorité. « Il eût préféré renoncer à une affaire, et partant même à un gain, plutôt que de se priver d’une heure de conversation » écrira de lui Walser. Une enfance inquiète : il est le sixième et dernier garçon, et sans doute leur souffre-douleur. C’est à lui aussi qu’on demande de raconter des histoires à ses frères et sœurs, et quand il ne le fait pas, on le juge méchant, et on en réfère à la mère, qui punit. Alors il a tendance à se replier sur lui-même ou lit. « Je me mis à lire parce que la vie me reniait alors que la lecture avait la bonté de répondre affirmativement à mes inclinations. » Huit enfants, dont trois connurent un destin tragique. Adolf, l’aîné, mourra à 16 ans, Hermann se suicidera, Ernst deviendra fou. Heureusement, il y a Karl, le futur peintre et Lisa, la sœur aînée qui sera pour Robert le seul vrai point d’ancrage. À 14 ans, sa belle écriture lui permet d’entrer en apprentissage auprès de la Banque cantonale de Berne, mais il rêve d’une carrière d’acteur. Un apprentissage qu’il ne terminera pas pour rejoindre son frère Karl à Stuttgart, où il trouve un emploi de copiste. Abandonnant, après une audition, tout espoir de faire carrière dans le théâtre, il rentre à pied à Zurich, bien décidé à devenir poète. Un temps aide-comptable, il change fréquemment de logement, allant d’une mansarde à une autre. Il écrit ses premiers poèmes dont quelques-uns seront publiés en 1898, l’année de ses...
Dossier
Robert Walser
Le Shakespeare de la petite prose
Il comparait les Alpes suisses aux dentelles des petites culottes de dames, et ses petites proses à des danseuses. De la promenade, il fit un art de vivre en même temps que le modèle et la condition d’une écriture aussi labyrinthique que bouleversante. Traversée de l’œuvre et de la vie du génie singulier que fut Robert Walser (1878-1956).