La résonance de deux phrases lapidaires – « Anton roule. Il roule. » − pourrait à elle seule condenser la trame romanesque de Carénage, tant rien ne semble a priori pouvoir refréner l’avidité et la vélocité kilométriques de son antihéros. Rien sinon, peut-être, la « jalouserie » de Leen, jeune femme qui, bien qu’à mille lieues du « rêve de prince et de princesse qu’on injecte aux petites filles bien avant qu’elles ne se masturbent dans le silence de leur chambre rose », n’est pas prête à céder le corps de son motard au corps exclusif d’une Triumph, fût-elle « oiseau de proie » couleur Phantom Black. En virtuose de l’art narratif, Sylvain Coher compose là un drame sinueux où l’intime se cogne contre le mur de l’incommunicabilité.
Vision d’un corps pendu, accident mystérieux d’un ami d’enfance au guidon de sa Ducati sur le périphérique luxembourgeois ou silence de maisons rurales que le râle d’une Triumph déchire, Carénage instaure un climat d’inquiétante étrangeté. Un climat dans lequel Anton, obnubilé par la « longue robe luisante » de son Elégante, semble comme se fondre. Sylvain Coher n’a-t-il pas collé sa plume sur les deux roues de la moto d’Anton pour, au ralenti ou à tombeau ouvert, après d’hasardeux virages inversés, nous amener, au-delà d’une chute annoncée, là où on s’y attendait peut-être le moins : aux alentours de la maison des parents de Leen, au Bois du Bout ? Et, plus loin encore, aux confins d’une scène érotique tout ensemble macabre et sublime.
Carénage est le récit de deux passions a priori inconciliables : celle d’Anton pour sa Triumph et celle, jalouse, de Leen pour Anton. Ne craignez-vous pas que la première rebute quelques lecteurs ?
La moto n’est certes pas littéraire, mais j’ignore ce qui l’est. Ce que je sais, c’est que c’est un univers avec ses codes spécifiques, sa mythologie et son vocabulaire technique. Anton est un motard dans l’idée qu’on peut s’en faire, sans pour autant être un archétype parfait. C’est un taiseux qu’un simple blouson noir suffit à rendre crédible. Je ne suis pas motard. Je n’éprouve aucun attrait pour ce qui fascine mon personnage et ne saurais pas même démarrer cette fameuse Triumph si on me la collait entre les jambes. Le premier titre – celui du fichier de mon ordinateur – était le nom de la moto que j’avais choisie pour le personnage de l’Élégante : Daytona 675. C’est sous ce titre que j’ai proposé le texte à Actes Sud. Nous sommes très vite tombés d’accord sur le fait qu’il centrait trop l’intrigue sur la moto elle-même. Alors que nous en étions à faire défiler d’innombrables possibilités, mon éditrice a trouvé le titre définitif. Il m’a plu immédiatement. Peut-être parce que pour moi, qui suis plus sensible à la voile qu’au moteur, il signifiait tout autre chose : le carénage des bateaux, leur mise à sec. C’était un titre énigmatique aussi, comme un aperçu, un simple détail pris dans la vitesse. Carénage. Carène. Carnage. Et puis mon petit défi était justement...
Entretiens Mécanique du désir
septembre 2011 | Le Matricule des Anges n°126
| par
Jérôme Goude
Carénage de Sylvain Coher conduit le lecteur au cœur d’une tragédie sur les routes de laquelle la rivalité épouse les courbes surnaturelles d’une moto. Magnétique.
Un auteur
Un livre