Il est sans doute le plus grand écrivain kényan contemporain. Les jurés du Nobel de littérature ont longtemps évoqué son nom avant de finalement distinguer Mario Vargas Llosa l’année dernière. Pourtant, Ngugi wa Thiong’o demeure un écrivain confidentiel en France, avec peu de textes traduits. La publication d’un essai majeur, Décoloniser l’esprit, publié en 1986, permettra peut-être de prendre toute la mesure de la pensée d’un homme libre. Dans la lignée d’un Franz Fanon dont il revendique l’héritage essentiel mais aussi du Lénine critique de l’impérialisme, Ngugi wa Thiong’o est de ces voix fortes de l’Afrique contemporaine qui construisent, dans l’adversité la plus éreintante, leur rêve d’émancipation.
Né en 1938 dans un pays brutalement asservi par le « civilisateur » britannique dès la fin du xixe siècle, Ngugi ne put échapper à la violence politique et symbolique instituée par le pouvoir étranger : après le fusil, « ce fut par la langue qu’il subjugua nos esprits ». Imposant l’anglais comme langue unique dès l’école, à coup s’il le fallait de brimades physiques ou d’humiliations, les colons initièrent un vaste processus d’acculturation, soutenu par « la glorification incessante de la langue du colonisateur » et « la destruction ou la dévalorisation systématique de la culture des colonisés », jusqu’à ce que, toute résistance vaincue, l’opprimé ne (se) pense plus qu’à travers les mots du dominant. L’anglais ? La langue de l’excellence et de l’avenir que la structure du système éducatif dans les universités africaines (alignées sur le modèle britannique) finit d’imposer comme la « langue naturelle de la littérature, y compris africaine », et auprès de laquelle les langues africaines prirent peu à peu figure de dialectes « sous-développé(s), communautaristes et porteu(r)s de division ». Parce que la langue est « la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire », cette oblitération de l’identité linguistique africaine a produit une déstructuration intime de l’être colonisé. Imagine-t-on naïvement que la reconquête de l’indépendance eût permis la réappropriation du patrimoine perdu et la fin de la « haine de soi » ? On sait le bilan catastrophique de l’âge postcolonial, caractérisé par l’effondrement de l’espoir couronné par la reconquête momentanée de l’autonomie du Kenya en 1963. La période suscita cependant des questionnements profonds dans les champs de la culture et de l’université : comment écrire en anglais sans perpétuer « la servitude néocoloniale et les réflexes de soumission » ? Questions auxquelles s’affronta le romancier Ngugi wa Thiong’o et que le dramaturge finira par trancher, mettant fin à un emprisonnement linguistique et social dont d’autres, comme Senghor, ne cessèrent de magnifier l’universalité : au roman naturellement bourgeois, le théâtre oppose ses structures populaires et traditionnelles, et les retrouvailles avec les rythmes propres de la narration africaine. Renouant dès lors avec sa langue maternelle, le kikuyu, Ngugi sera le premier artisan de sa réinvention, innervant l’écrit de la puissance de la tradition orale, tentant de faire pour sa langue « ce que Spencer, Milton et Shakespeare ont fait pour l’anglais, ce que Pouchkine et Tolstoï ont fait pour le russe », c’est-à-dire de créer une littérature nationale qui ouvre la voie à « tous les champs de la créativité humaine ».
Après Pétales de sang (1977), cet « adieu à l’anglais comme langue de mes pièces de théâtre, de mes romans et de mes nouvelles », Décoloniser l’esprit est justement ce livre d’ « adieu à l’anglais pour quelque écrit que ce soit ». Texte historique par conséquent, qui appelle au réveil d’une conscience collective de la communauté et qui pose l’acte de naissance d’une véritable littérature africaine « qui ne pourra s’écrire qu’en langue africaine ». Ni crispation autiste sur le passé ni revendication communautariste, cette tentative de retour aux fondements – de la civilisation et de la tradition – affirme que la connaissance de ses propres racines est l’élément indispensable à toute renaissance, à soi et à l’autre, à toute émancipation. Parce que « la littérature (est) considérée comme partie prenante d’un mécanisme idéologique plus global capable d’étendre à tout un peuple les valeurs d’une classe, d’une ethnie ou d’une nation dominantes », la langue est directement, incommensurablement politique. Et utopique : changer la langue, c’est changer le monde ? Espérance à quoi la réalité appose un revers glacé : parce qu’il dénonçait dans ses textes l’intime collusion du régime avec les puissances occidentales, parce que son approche de plus en plus marxisante de la question linguistique menaçait la « stabilité » sociale, si chère aux pays occidentaux, Ngugi wa Thiong’o fut arbitrairement emprisonné de 1977 à 1978, empêché d’enseigner, menacé de mort et contraint à l’exil depuis 1982. Il vit et enseigne aujourd’hui aux États-Unis.
Valérie Nigdélian-Fabre
Décoloniser l’esprit
Ngugi wa Thiong’o
Traduit de l’anglais (Kenya) par Sylvain Prudhomme
La Fabrique, 168 pages, 15 €
Essais Prison linguistique
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Valérie Nigdélian
Libérer la langue pour libérer l’homme : La Fabrique publie un texte essentiel pour les postcolonial studies.
Un livre
Prison linguistique
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.