Proust contre la déchéance : Conférences au camp de Griazowietz

Un des chapitres les plus intenses de Si c’est un homme s’intitule « Le chant d’Ulysse » : Primo Levi, fouillant sa mémoire, récite à un autre prisonnier de Birkenau des vers de La Divine Comédie. Dante chante la ténacité d’Ulysse, toujours guisé par le désir – spécifiquement humain – d’en savoir plus. L’expérience dont témoigne ici Joseph Czapski s’apparente à une forme semblable de résistance spirituelle. Durant l’hiver 1940-1941, prisonnier des Soviétiques à Starobielsk, près de Kharkov, échappé par miracle au sort de ses camarades polonais massacrés à Katyn, Czapski donne ces conférences sur Proust,
« conspirées » contre les gardiens du camp, « dans le froid réfectoire d’un couvent désaffecté ». Pour des auditeurs aussi délaissés et épuisés que lui, il fraie des sentiers dans la forêt touffue de La Recherche. Loin de n’être – ce qui serait déjà beaucoup – qu’une arme contre la déchéance, l’humiliation et le désespoir, ces pages sont une introduction fine et personnelle à l’œuvre, « ce monde de découvertes précieuses et de beauté littéraire ». Se fiant à sa seule mémoire, Czapski reconstitue les espaces divers du paysage proustien, dresse les portraits des principaux personnages, repère les thèmes. Czapski était venu à Paris pour approfondir l’apprentissage de la peinture, commencé à Cracovie (il poursuivra avec succès cette carrière après la guerre) : c’est en peintre attentif qu’il décrit la texture de la phrase proustienne, qu’il relève la « minutiosité » (Czapski s’exprime en français) des analyses du snobisme ou de la passion amoureuse. Il tente de rendre justice à une œuvre « qui agit sur nous comme la vie filtrée et illuminée par une conscience dont la justesse est infiniment plus grande que la nôtre ». Ainsi Czapski parvint-il sans doute à offrir à ses codétenus « une étrange école buissonnière » où ils pouvaient retrouver un monde qui leur semblait « perdu pour toujours ».
Thierry Cecille
Proust contre la déchéance
Joseph Czapski éditions
Noir sur Blanc, 95 pages, 16 €