Par définition, la nouvelle est synonyme de neuf. Franz Bartelt en a donc réuni neuf, sous le titre de la première d’entre elles, La Mort d’Edgar. Neuf nouvelles bousculant le cours habituel des choses, dérangeant l’ordre du monde, déréglant les consensus, mais toujours avec cet humour et cette forme d’optimisme à contresens qui caractérise sa manière. Une façon de lever quelques masques et de montrer l’envers du réel, à partir d’une faille ou de l’irruption de l’incongru. Ainsi, quand un décédé de la veille se réveille, ce n’est pas au miracle qu’on crie mais au scandale. « Avec toi, on n’est jamais sûr de rien » ; « Tu n’as pas de ligne de conduite ». Si tout le monde est déçu, c’est qu’« un mort est un mort, il doit rester mort ». Un besoin de repères que confirment tous les programmes et tous les plannings destinés à réduire à néant « les efforts impromptus » du hasard, des surprises, des caprices éventuels de l’histoire ou de la nature, et dont le train est l’emblème. « Aller d’un point à un autre sur des rails, voilà l’idéal d’un quotidien voué à la doctrine du risque zéro, de la protection sociale, de l’assurance-vie, du vaccin en tout genre et de la défense des avantages acquis. »
Ah le paraître, quelle source de misères ! Il suffit qu’une jeune fille, parfaitement chaste, ait l’air vicieux, pour que - fantasmes et dévotion immorale des hommes aidant (Ils s’imaginaient « le monde du pernicieux, de la jouissance sismique, de l’avilissement délectable ».) - sa vie se trouve engagée sur le chemin mystique de troubles opérations extatico-commerciales. Ne pas se fier aux apparences, la nouvelle intitulée « Le puits », en donne encore une magnifique illustration, à travers le cas d’un héros qui, après avoir sauvé neuf fois la vie de son voisin décidé coûte que coûte à mettre fin à ses jours, voit soudain la vérité sortir du puits.
Le fardeau d’exister.
Il y a aussi le romancier persuadé qu’on ne peut écrire qu’à partir de ce que l’on connaît et qui, pour renouveler le roman érotique, montrer ce que peut être la « jouissance discursive », un érotisme « apostolique et romain, teinté de romantisme allemand et sous-tendu par l’énergie d’une sorte d’abstraction figurative », va pousser sa femme à pratiquer l’échangisme… ce qui aura des conséquences pour le moins inattendues. Dans « Histoire de l’art », c’est à un artiste de l’attente, « un conceptuel, un moderne », que l’on a affaire. Après s’être essayé au dessin, puis à la peinture, il décide de peindre sans peinture ni toile, de créer sans accessoires - « Tout est dans le geste » - avant de se débarrasser du geste lui-même, prenant conscience « de la valeur artistique de la stagnation ».
Dans « Le meilleur des jours », on est confronté à une manière d’envisager l’existence comme un territoire à nouveau vierge, quand on sort de prison après avoir « payé sa dette » à la société - ce dont on peut être tenté de « tirer une certaine gloire » car « pour un pauvre, payer c’est être riche, finalement ». Dans la « Vénus de Bongo » nous sommes les témoins de la mécanique bouffonne qui conduit à une tentative de soulèvement populaire n’ayant d’autre objectif que de mettre au chaud une statue africaine.
Qu’il désacralise un rêve de perfection et d’harmonie en le prenant à contre-pied (« Le parfait amour »), ou qu’il montre la disproportion des causes et des effets dans la nouvelle éponyme - qu’un vers de Prévert, « Mourra bien qui rira le dernier », résumerait assez bien -, Franz Bartelt fait toujours de l’humour le véhicule privilégié d’une sorte de sagesse impertinente. Car derrière la rigolade décomplexée, c’est le fardeau d’exister, le ratage ou la marionnette soumise à un mécanisme infernal, qu’il démasque. En retournant la réalité comme un gant, au fil d’une écriture allègre alliant l’humour et l’émotion, la fantaisie et le plaisir.
La Mort d’Edgar de Franz Bartelt - Gallimard, 240 p., 17,50 e. Du même auteur paraît Je ne sais pas parler (Finitude)
Domaine français Désaccords harmoniques
avril 2010 | Le Matricule des Anges n°112
| par
Richard Blin
Un livre
Désaccords harmoniques
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°112
, avril 2010.