Tout Simenon Vol.2
Editions Omnibus
En littérature, peut-être plus qu’ailleurs, les paternités ont la vie dure, au point de parfois masquer tout le reste. Pour beaucoup de lecteurs, Lewis Carroll reste le père d’Alice et Herman Melville celui de Moby Dick, même si tous deux ont considérablement écrit.
Nul doute qu’aux yeux d’un très grand nombre Georges Simenon (1903-1989) soit surtout le créateur de Maigret, personnage emblématique de son œuvre, auquel il a consacré 72 volumes. Mais le réduire à cette seule descendance, c’est faire fi de la partie immergée de l’iceberg : un millier de contes, plusieurs volumes de mémoires, et une bonne centaine de romans, n’ayant pour certains aucune parenté ni avec Maigret ni avec le genre policier. Pedigree par exemple, écrit de 1941 à 1943, un roman que Simenon lui-même tenait pour « une sorte d’îlot » dans sa production romanesque, et dont les conditions de rédaction méritent d’être rappelées. En 1941, un médecin lui annonce qu’il ne lui reste plus que deux ans à vivre, alors que son fils est âgé de 2 ans ; pour que ce dernier puisse connaître son père, Simenon projette de lui raconter sa vie par écrit, à la première personne. Après avoir lu les cent premières pages, André Gide lui conseille d’écrire ce livre comme il a écrit les précédents, et notamment à la troisième personne. À ceux qui tenteront par la suite de voir dans Pedigree une autobiographie, Simenon répondra que tout y « est vrai sans que rien soit exact »…
Lorsque ce volume s’ouvre, Élise est sur le point d’accoucher. Nous sommes le 12 février 1903, et nous nous trouvons à Liège. Le jeune Roger naît sous l’égide d’un drôle de couple. Son père, Désiré, se figure que les choses sont comme il voudrait qu’elles soient ; pour lui, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sa mère n’aime pas les riches, tout en souhaitant ne pas être pauvre ; pour elle, rien ne va jamais aussi bien qu’elle le souhaite, et chaque jour la laisse insatisfaite. Autour d’elle, gravitent des personnages troubles : une sœur au passé louche, limite sulfureux, et un frère anarchiste, Léopold, qui a peut-être trempé dans un attentat, avec son ami Félix Marette… Après plus de cent pages, le roman éclate, glissant d’une histoire à une autre. On suit alors les déplacements de Marette, son installation à Paris, cependant que l’intrigue délaisse le jeune Roger. Le roman prolifère si bien dans ses ramifications secondaires que l’enfant n’a pas encore atteint sa septième année lorsque le lecteur bascule dans la seconde moitié du volume. Pour Roger, le réel commence sérieusement à se compliquer, car ce que ses yeux ne voient pas, son esprit peut le penser, en faisant revenir des images, tel ce crépuscule « qui lui apparaît comme le reflet du soleil mort ».
« Une sorte d’îlot » dans l’œuvre de
Simenon
Au fil des pages, l’écart entre le père et la mère paraît se creuser. Redoutant qu’un malheur n’affecte sa famille, et aspirant à s’élever dans la société, elle prend des étudiants en location. Un beau jour, elle apprend que l’un d’eux a hébergé un nihiliste russe surveillé par les services de police.
Quand Roger s’apprête à entrer au collège des Jésuites, c’est la Grande Guerre. Mais plus que la guerre, ce sont les classes sociales qu’il découvre de près, puisqu’il fait alors partie des deux plus pauvres de sa promotion. Ces années collège vont aussi lui procurer ses premiers baisers sur la bouche, et ses premières expériences charnelles. Mais le manque d’argent se faisant cruellement sentir, Roger devient un sale type (« Si on n’est pas un sale type, on n’a plus qu’à crever »). On le voit plonger de plus en plus souvent dans les dessous de la ville, n’hésitant plus à voler pour se payer une prostituée ou un verre d’alcool. Jusqu’au jour où son père meurt et où il décide de tourner le dos à la révolte. Même s’il y a « de la douceur dans la résignation », cette volte-face a quelque chose d’un peu forcé. Quand le volume se referme, Roger a 15 ans ; l’Europe savoure l’armistice. Avec elle, c’est une page de sa vie qui se tourne.
Pedigree est un roman vif, nerveux, agréable à lire, fait de phrases brèves qui imposent aux chapitres leur rythme enlevé. Si l’on y croise des images d’un autre temps, comme ces mottes de beurre enveloppées dans des feuilles de chou, il n’en est pas moins un roman d’apprentissage : la destinée de l’enfant se construit au contact de la réalité du monde au sein duquel il évolue. Mais ce qui fait sa singularité, ce sont ces histoires qui croisent celles du héros, avec lesquelles on chemine quelque temps, avant de les quitter définitivement, ou encore ces personnages, qui apparaissent à la faveur d’une trouée romanesque, et que l’on perd de vue sans savoir très bien pourquoi. Peut-être finalement parce que la vie est ainsi faite, et qu’en de rares romans elle paraît telle que chacun peut la vivre. Pedigree est de ceux-là.
Pedigree de Simenon
Le Livre de poche, 576 pages, 8,50 €