Toujours aussi vif, le plaisir pris à lire Arno Schmidt (1914-1979). Bonheur de retrouver l’insolente souveraineté d’une écriture aérienne, jubilante d’érudition et de liberté. Une ivresse maîtrisée, une danse du scalp autour de la paradoxale vérité des apparences. Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité – huitième volume de l’édition des Œuvres d’Arno Schmidt par Tristram – est le dernier des quatre récits antiques qu’il écrivit juste après la guerre. Publié en 1949, il a pour cadre la Mésopotamie, et pour héros, Lampon de Samos, 18 ans, le narrateur, élève préféré d’Aristote et admirateur d’Alexandre le Grand. Partant visiter son oncle, un officier de la garde rapprochée d’Alexandre, à Babylone, il espère voir son héros. Pour s’y rendre, il descend l’Euphrate en compagnie d’un couple de comédiens et d’un vieux soldat. Un court voyage, narré au jour le jour, au printemps de l’an 323 av. J.-C., qui donne à Arno Schmidt l’occasion d’exprimer sa passion pour les cartes et les dates, l’histoire et les langues, les bordures et les limites - qu’elles soient géographiques ou qu’elles concernent la Connaissance. Alexandre ou l’art et la manière de traverser un espace, d’écrire un roman historique, d’éclairer par le passé des problématiques contemporaines, de rendre compte d’un monde multiple et instable, où la vérité ne cesse de se dérober.
Mais Schmidt, c’est d’abord un savant montage de courtes séquences, une partition d’impressions, une mosaïque de perceptions, de petites unités frétillantes de réalité subjective. « Balade à travers la ville (…), des ravins de rues inondées de poussière, et dedans des poutrages de rais de soleil, comme massifs, qu’on voudrait les toucher de la main et se baisser pour passer au dessous ». Ou, encore : « Bélésibiblada : (je ne suis pas retombé en enfance !) Un patelin sur la rive gauche porte ce nom à vous fouler la langue (plus petit l’objet, plus pompeux le titre). »
Une écriture maniant l’ellipse et la poésie, l’incongruité et le mot savant, l’ironie et la gravité. Car Alexandre est l’histoire du déniaisement d’un jeune admirateur d’Alexandre, qui découvre au fil de son voyage, que son héros n’en est pas un. Se dessine peu à peu, un Alexandre s’autodéifiant, un tyran éliminant systématiquement ses détracteurs - (« Sans doute n’arrivait-il nullement à imaginer qu’on pourrait avoir sérieusement quelque chose contre lui ! ») – et obsédé par un seul but : bâtir un empire à l’égal de l’oikouménè, c’est-à-dire l’ensemble des terres connues. D’où des méthodes qui ne sont pas sans rappeler le sinistre Troisième Reich et le régime hitlérien, comme cet ordre du jour créant « La Source vitale », à travers laquelle Alexandre encourageait ses soldats à procréer avec des femmes d’Asie et promettait de prendre en charge les enfants nés de ces unions. « Liquidation discrète garantie. Personne n’en saura rien au pays ; rien du tout, c’est assuré. - Tous demandèrent immédiatement une permission de nuit. »
« J’ai appris nombre de choses, mais j’ai trop peu réfléchi », fait dire Arno Schmidt, à Lampon de Samos. Quant à lui, qui n’a plus l’excuse de la jeunesse et qui revient de guerre, ce qu’il veut, c’est déverrouiller nos certitudes, ébranler les vérités dogmatiques. À une époque où les hellénistes allemands faisaient de l’Antiquité un sommet de l’histoire de l’humanité, et d’Alexandre – élève d’Aristote et pur produit de la pensée raisonnante occidentale – celui qui apporta à l’Orient barbare la culture hellénique (un discours toujours d’actualité), Arno Schmidt écrit Alexandre pour nous dire : la voici la vérité. Elle résiste, se contredit, est impossible à reconstituer. Impossible de savoir si Alexandre a vraiment été assassiné par une eau empoisonnée par Aristote - un Aristote dont l’enseignement n’aura pas réussi à faire d’Alexandre un homme d’État avisé… Jusqu’où peut-on savoir ? Au terme de son voyage, Lampon n’aura rencontré ni son « héros » ni l’amour, mais le lecteur se sera régalé de l’inimitable prose d’Arno Schmidt.
Alexandre ou Qu’est-ce que la verité ?
Arno Schmidt
Traduit de l’allemand par Claude Riehl
Notes et postface de Jörg Drews
Tristram, 96 pages, 13 €
Domaine étranger Hiatus révélateurs
mai 2008 | Le Matricule des Anges n°93
| par
Richard Blin
Un récit d’Arno Schmidt haut en couleur qui est aussi une leçon de déniaisage. Inventif, ironique et souvent virtuose, comme l’écriture du maître allemand.
Un livre
Hiatus révélateurs
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°93
, mai 2008.