Jordi Pere Cerdà est présenté comme le grand écrivain de la Cerdagne, cette région des Pyrénées orientales qui se partage entre l’Espagne et la France. Il serait cependant très réducteur de simplement voir dans Voies étroites vers les hautes terres un roman catalan. Le texte il est vrai, s’ancre profondément en Cerdagne, et plus particulièrement dans le petit village d’où sont originaires les principaux protagonistes, et notamment les Corretger qui y possèdent une filature. Le père, Pauli, ses fils, et surtout l’un d’entre eux, Just, occupent une place centrale : leurs amours, leur mariage, on suit par exemple la rencontre fulgurante, à Lyon, du jeune Just avec sa future femme Hortense leur travail à la filature et leurs liens familiaux. L’histoire de cette famille et d’autres aussi, qui court sur tout le XIXe siècle, l’auteur nous en livre des tranches, des bribes, dans une structure éclatée qui demande une lecture attentive. Jordi Pere Cerdà rattache ses personnages au désir et au temps : les plus belles pages sont sans doute celles-là, où le romancier, dans une langue recherchée mais pas précieuse, qui peut au contraire se montrer directe, et n’est pas sans rappeler le Richard Millet de La Gloire des Pythres dévoile ce qui est le fil conducteur et peut-être le cœur de ces existences : l’urgence de la chair, dans sa fonction de plaisir mais aussi de continuité des lignées. On suit « Les deux corps devenus un (…) deux corps ne sachant plus déjà qu’ils se complètent alors qu’ils sont désormais l’un et l’autre ensemble, l’un avec l’autre, propulsés vers une impérieuse nécessité, un but vers lequel ils avancent, n’en finissent jamais d’avancer, un point culminant de la trajectoire d’une attente en mouvement, culminant dans l’angoisse d’en finir, tout à coup, brutalement, le dur élan se brise, explose intérieurement, s’étoile en un épanchement de poussière humide, de ruisseaux qui sourdent peut-être… » Le désir relie les hommes à leur vie enfuie, il en est la nostalgie.
Voies étroites vers les hautes terres est avant tout un beau roman sur le temps et les traces qu’il laisse sur les êtres, sur ses sursauts, et sur les instants que la mémoire a figés. Just y est sans cesse confronté, comme dans ces lignes superbes, quasi proustiennes, où il pénètre dans la cuisine de la maison familiale, et regardant « l’étendue des ustensiles, empilés dans un coin, l’un sur l’autre,vernissés, pleins de sombres lueurs sculptant la rondeur des formes, un peu glacées » il se rend compte « qu’entre eux et lui, rien que froideur, silence muet, infini éloignement d’un moment qui ne lui a laissé aucun souvenir. Il se demande s’il ne serait pas comme une ombre vide, le spectre d’une personne retournant dans l’ombre en un lieu où elle aurait vécu des siècles plus tôt, essayant de trouver des signes, un seul signe qui témoignerait de la réalité de son être, un seul signe qui donnerait à son passage une raison d’être, qui témoignerait que sa présence au milieu de ces reliefs de festin ne fait pas injure, qu’elle s’avère légitime ». Ainsi le récit, qui a une dimension terrienne, régionale mais pas régionaliste se déploie-t-il d’abord dans les destins des individus et la plongée dans le flux des consciences.
Voies étroites vers les hautes terres
Jordi Pere Cerdà
Traduit du catalan avec la participation de l’auteur
Éditions Cénomane
314 pages, 23 €
Domaine étranger Passages du temps
septembre 2006 | Le Matricule des Anges n°76
| par
Delphine Descaves
Dans un roman sensuel et terrien, le poète et dramaturge Jordi Pere Cerdà, né en 1920, raconte des destins de Cerdagne, à travers plusieurs familles.
Un livre
Passages du temps
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°76
, septembre 2006.