Lignes N°18 (Pasolini)
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, entre le jour des Saints et le jour des Morts, on retrouve, sur un terrain vague d’Ostie, le corps massacré de Pier Paolo Pasolini. Son assassin, Pino Pelosi dit La Grenouille, âgé de 17 ans, est arrêté au volant de l’Alfa Romeo de sa victime. Commence alors, à partir de ce crime horrible, une longue chronique judiciaire et, pour Pasolini, l’ultime étape d’un destin mouvementé ou la première d’un mythe posthume. Celui qui meurt est, en effet, au moment de sa mort, le symbole même du scandale, le proscrit, l’outsider. Le cinéaste, avec Salò ou les Cent Vingt journées de Sodome, vient de renier (d’ « abjurer » dit-il même) ses films précédents (la Trilogie de la vie) et le journaliste polémiste, intervenant régulièrement dans des éditoriaux pour Il corriere della sera (réunis dans ses Écrits corsaires) affiche des positions réactionnaires, politiquement incorrectes, qui laissent perplexes jusqu’à ses amis les plus fidèles (Moravia par exemple), contre le mouvement étudiant de 68 ou contre l’avortement, et dénonce le danger que représentent à ses yeux la pseudo-libération sexuelle et l’hédonisme généralisé. Trente ans après, nous pouvons nous interroger : que peut-il encore nous dire, puisqu’un écrivain capital, même s’il a voulu avant tout être un contemporain alerté (un « mécontemporain »), parle également pour d’autres temps ? L’actualité éditoriale que nous vaut ce funèbre anniversaire nous permet d’entendre de nouveau cette voix, par-delà les années. Peuvent alors nous guider les deux entreprises, parallèles et complémentaires, que représentent, d’une part la biographie de René de Ceccatty et d’autre part le dernier numéro, dans l’ensemble riche et rigoureux, de Lignes, la revue de Michel Surya.
René de Ceccatty parvient, avec empathie mais aussi avec une certaine distance (à la fois temporelle et idéologique), une sagacité critique, à désembrouiller les fils d’une vie devenue peu à peu légende (et Pasolini parfois y concourut volontairement), à effectuer une remontée aux sources de cette « viœuvre » le terme semble ici adéquat tant l’ensemble de la création pasolinienne peut-être lu (et vu) comme une autobiographie masquée, fragmentée, éclairante et énigmatique à la fois. Nous découvrons ainsi la configuration familiale, aux riches échos symboliques et psychanalytiques : le père, officier fasciste, sombrant peu à peu dans l’alcoolisme et les abords de la folie, objet, pour Pasolini, d’un rejet idéologique mais peut-être aussi d’une fascination sensuelle plus profonde, le frère cadet Guido, résistant au fascisme mais tué par des maquisards titistes en 1945, et la mère, fragile ange gardien (Pasolini vivra à ses côtés toute sa vie) mais aussi Pieta pathétique (elle joue Marie au pied de la Croix dans L’Évangile selon saint Matthieu) souffrant le deuil d’un premier fils et anticipant le massacre du second. La plus grande partie du recueil intitulé Théâtre 1938-1965, composé d’inédits, a été écrite...