Les hasards de l’édition nous font entrer coup sur coup dans l’intimité de deux lecteurs aussi passionnés qu’inlassables, et parmi l’aménagement de leurs bibliothèques. L’Argentin Alberto Manguel rassemble ses livres, venus d’autant de pays que de domiciles et d’un garde-meuble canadien, pour les installer dans une grange de la campagne poitevine. Anne Fadiman connaît le délicieux déchirement de faire s’épouser sa bibliothèque et celle de son mari dans un loft new-yorkais. Tous deux ne peuvent vivre sans lire…
Après ses fameux Une histoire de la lecture et Dictionnaire des lieux imaginaires, Roberto Manguel écrit son journal d’une année (entre 2002 et 2003) avec ce projet cher aux vrais lecteurs de relire une œuvre par mois. Plutôt que de se contenter de notes enthousiastes, il les enlace de menues choses du quotidien : la vie comme elle va et parfois meurt dans son village d’adoption. Sans compter de plus vastes événements, cette guerre en Irak, qu’en intellectuel de bon ton il se doit de refuser. Il n’en reste pas moins que la littérature est pour lui résistance contre toute propagande.
C’est ainsi qu’il rouvre des œuvres fondamentales, secrètement agissantes, en se demandant si les décennies ont modifié sa perception. Dans un bel éclectisme, il va de L’Invention de Morel de Bioy Casares aux Notes de chevet de Sei Shônagon, en passant par les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et le Don Quichotte de Cervantès. Rien que de l’inactuel, et de l’éternel. Comme Goethe qui, selon le mot de Nietzsche, « est à lui seul une civilisation ». Manguel n’est pas sans avoir conscience que la limite de l’ouvrage réside dans la compilation de citations, pourtant adroitement choisies : « Ce ne serait là que le reflet de mon habitude à parler par citations. » Mais n’y a-t-il pas de très bons compilateurs ? On gardera un souvenir charmé, tendre, de cette lecture sur la lecture. Manguel s’y montre un liseur profondément humain. Grâce à lui, le papier entre nos mains, les caractères sous nos yeux nous aspirent : nous l’entendons marcher, respirer dans sa bibliothèque, comme si nous étions déjà cet invité que nous rêvons d’être. Et nous nous imaginons le recevoir dans notre « bibliothèque comme Doppelgänger », notre double, et lui offrir l’amitié de nouveaux et communs émerveillements.
Il relit bien sûr Kim, de son cher Kipling, au point de lui consacrer « une brève biographie ». Rien de la pesante et sourcilleuse recherche universitaire. Un simple exercice d’admiration respectueuse. Une vie d’écrivain, comme un conte, mais dans toute sa simplicité, avec ses succès, ses difficultés et son « daimôn », cette « voix intérieure qui lui suggérait comment écrire et quoi ».
Venue d’une famille qui pose quatre cents mètres de rayonnages à chaque déménagement, Anne Fadiman ne pose pas en sentencieuse : Ex-libris, confessions d’une lectrice ordinaire est d’une fraîcheur communicative. Elle n’a pas, comme Manguel, ses douze mois, mais une vingtaine de textes rassemblés à la va comme je te pousse : « Le mariage de nos bibliothèques », « Gloutonnerie littéraire » ou « Mon étagère fourre-tout »… Elle est de ces bibliophiles pour qui la valeur de l’objet ne se mesure pas au prix. « Ne faites jamais ça à un livre » note une femme de chambre alors qu’on le laisse « ouvert retourné sur la table de nuit ». Ce qui a le don de la couvrir de remords. Plus loin, elle se penche sur les dédicaces oubliées dans les bouquins d’occasion, sur ses respectueuses annotations, sur les coquilles qu’elle relève pour Nabokov, elle rêve de lire sur les lieux même de l’action racontée, elle va jusqu’à lire à haute voix, au lit, avec son mari qui l’invite chez les bouquinistes… Lecteur, extraordinaire à la Manguel, ou ordinaire à la Fadiman, est bien une vie à plein temps et à pleins bonheurs…
Alberto Manguel
Journal d’un lecteur
et Kipling une brève
biographie
Traduits de l’anglais par Christine Le Bœuf
Actes Sud
254 et 128 pages,
21,90 et 12,80 €
Ex-libris, confessions
d’une lectrice
ordinaire
Anne Fadiman
Traduit de l’anglais
par Catherine Pierre
Mille et une Nuits
192 pages, 12 €
Domaine étranger Habiter les livres
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Thierry Guinhut
Lecteur, extraordinaire à la Manguel, ou ordinaire à la Fadiman, est bien une vie à plein temps et à pleins bonheurs.
Un livre
Habiter les livres
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.