Lichen, lichen est le premier livre d’Antoine Émaz qui ne soit pas un livre de poésie. Il inaugure le premier volume (il est accompagné de dessins d’Anna Mark), pour le compte des éditions Rehauts, d’une collection de textes à part, non destinés à la publication, en marge. Lichen, lichen est un carnet, une sorte de journal de bord, sans contrainte, sans plan, mais tenu au rythme régulier des soirs, des journées, des années… L’auteur confie, non sans quelques réserves, ou discrétion, que tout, chez lui, s’écrit sur ou à partir de carnets (on pense bien sûr aux petits carnets spiralés qu’André du Bouchet1 emportait durant ses marches), premiers états des poèmes, pensées quotidiennes, réactions à l’actualité mondiale, réflexions en cours, commandes d’articles sur des peintres, poètes, etc. Les problèmes des livres en cours, les tâtonnements, les doutes traversés, l’impression d’y être comme dans une chambre noire, sans aucun repère, toutes ces phases de remontée du poème vers sa propre clarté, ponctuent le choix qu’Antoine Émaz donne à lire : au sujet de Je ne, l’un des derniers livres publiés avant Ras (Tarabuste, 2001), et d’une situation qui l’aura fait être témoin de l’impossibilité pour une jeune fille étrangère de parler, il écrit : « qu’est-ce qui vient dans ce poème ? Quel droit ai-je sur ce visage ? Comment écrire de façon assez floue pour que le poème ne soit pas seulement tourné vers H. N. et moi ?/ Passer par les autres : voir ce qu’ils retiennent ou ce qui les retient. De mon côté, effacer la personne pour ne laisser voir qu’une situation vive ».
Ces notes expliquent peu, elles n’affirment pas. Elles balisent plutôt un moment, une impression, la signalent et la précisent. Elles sont une mémoire, traces que porteront peut-être les poèmes, à leur façon. Aussi bien n’y a-t-il pas de hiérarchie entre la note sur le vif et le travail du poème, même si la priorité et l’énergie à porter, jusqu’au bout, jusqu’au livre, à clarifier, semble d’abord celle du travail poétique. Un « poème, c’est peut-être découvrir (ou révéler ?) la profondeur de l’immédiat. (…) Même réduit au plus simple, je repense à la fameuse » brouette rouge « de Williams ou au bol de Follain, au » violet rose de ce petit arrosoir en plastique « chez Sacré, le » paquet de blanchisserie « de du Bouchet », écrit-il.
Si le poème concentre l’éclat vivant et muet d’une simple matière colorée, « noter, pour Émaz, c’est être à côté. On sait que l’on a pas la meilleure place, mais à un moment, peut-être, on aura le meilleur angle de vue ». On trouvera le passage entre les deux. Mais cette description définit bien d’autres carnets, ceux de Coleridge ou de Hopkins par exemple, avec qui Émaz partage la précision des impressions de la nature (glycine, gelées) : « Rouge des géraniums. Rouge violent dans cette lumière qui frappe, mais pas de rouge-sang » ou encore « ping-pong du rouge dans la fleur jusqu’à dans l’œil une intensité nette, une sorte de longueur d’onde précise du rouge ». Rassemblées en sections (cinq), « Poètes crânes », « Lyrisme critique ? », « Poésie, question ouverte », « Bribes » ou, à la fin, la plus forte et la plus longue, « Lichen, lichen », ces notes, d’une ligne à une page, frappent toujours par la justesse de leur perception et l’efficacité sans détour ni manière de leur écriture. Une sorte d’éthique s’y dessine en creux, directement branchée sur l’expérience qu’Émaz a de la poésie et de sa pratique. Lichen, lichen : déjà notre journal de bord.
Lichen, lichen
Antoine Émaz
Éditions Rehauts
(105, rue Mouffetard 75005 Paris)
100 pages, 15 €
1 Un essai critique et anthologique d’Antoine Émaz sur André du Bouchet est à paraître en 2004 aux éditions Jean-Michel Place.
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janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
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