Christoph Hein, écrivain d’ex-RDA, souffre d’une maladie chronique, la lucidité. Avec Willenbrock, son nouveau roman, il devient contagieux.
« Je ne fais qu’écrire ce que je vois, ce que j’entends, je n’invente pas d’histoires » déclarait Christoph Hein au dernier Salon du livre de Paris. Cet écrivain est-allemand de 57 ans se veut le « chroniqueur de son temps ». Les sujets de ses livres, il les attrape comme un rhume, dans la rue. Ils lui posent question. Ces questions nourrissent des livres qui, comme autant de nouveaux virus, nourrissent d’autres questions, essaiment les germes de la contagion. Christoph Hein souffre d’une lucidité féroce et désespérée. Intransigeante aussi, puisqu’elle s’est appliquée depuis L’Ami étranger, son premier roman paru en 1982 -longtemps introuvable en France et enfin réédité en poche-, à l’Allemagne nazie, au régime communiste, et aujourd’hui à l’Allemagne réunifiée. De ce point de vue, Willenbrock, son nouveau roman, est hautement toxique.
Dans le Berlin en chantier des années 1990, Willenbrock, un ancien ingénieur de RDA, s’est reconverti dans le commerce de voitures d’occasion. Jurek, son employé, est polonais. Ses clients viennent des anciens pays de l’Est. Un ex-agent soviétique, Krylow, accompagné de malabars taciturnes, vient régulièrement prendre livraison de véhicules. De part et d’autre de la frontière, le trafic de voitures est intense et les affaires de Willenbrock sont florissantes.
Christoph Hein ne décrit jamais son personnage. Il n’a pas d’âge, pas de visage, il se perd dans la foule des supermarchés. C’est un homme en mouvement qui ne se révèle qu’à travers ses gestes. On le voit ranger son portefeuille, fermer sa porte à clé, ajuster son rétroviseur, téléphoner à ses maîtresses, glisser une main sous la jupe de sa femme. C’est un filou organisé, entreprenant, un individualiste prospère. Hein décrit ses journées avec une éblouissante minutie. Willenbrock a élevé ses petites habitudes comme autant de protections contre le monde extérieur. Dès lors, tout événement incontrôlable sera vécu comme une agression. L’entreprise de Willenbrock est cambriolée une première fois. Devant l’impuissance, l’inaction de la police, Willenbrock se sent soudain désarmé. Il trébuche imperceptiblement. Mais il n’est pas homme à se résigner. Quand il est de nouveau cambriolé, puis agressé par de jeunes Russes, Krylow lui procure une arme.
Chez Christoph Hein, l’Allemagne réunifiée est en train de prendre, comme un boomerang, son passé en pleine figure. Elle a voulu rayer de sa mémoire la RDA, l’a absorbée, l’a dévorée, croyant pouvoir faire abstraction de sa fracture sociale. Aujourd’hui, la peur, la violence, l’envie, un individualisme rageur, un capitalisme sauvage distordent les rapports sociaux. D’un côté, une délinquance décuplée. Celle organisée de la mafia, et celle, désespérée, de tous ceux qui croient trouver à Berlin la poule aux oeufs d’or. De l’autre, un pays tout entier qui cède à ses antiques terreurs, se replie sur lui-même. Willenbrock est entraîné presque malgré lui dans l’engrenage de la violence. Christoph Hein l’accule dans une impasse. Et l’y abandonne. Et parce que Willenbrock, comme tous les personnages de Christoph Hein, est d’une banalité exemplaire, ordinaire jusque dans ses plus misérables lâchetés, ses petits arrangements avec sa conscience, le romancier parvient à inoculer au lecteur ce virus terrible qu’est le doute. Avec l’économie de moyens qui lui est propre, sans jamais accuser ni ostensiblement montrer du doigt, Christoph Hein s’interroge et interroge. Il écrit pour « un lecteur actif » qu’il accule à son tour. Il lui montre l’impasse, et l’y abandonne.
Christoph Hein
Willenbrock
Traduit de l’allemand par Nicole Barry
L’Ami étranger
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Métailié
264 pages, 125 FF (19,06 o)
206 pages, 62 FF (9,45 o)
Domaine étranger Fracture allemande
août 2001 | Le Matricule des Anges n°35
| par
Anne Riera
Des livres
Fracture allemande
Par
Anne Riera
Le Matricule des Anges n°35
, août 2001.