Dans L’Ornithologie du promeneur (livre 1 et 2) paru l’an dernier aux éditions Allia, Dominique Meens, qui signait là sa deuxième publication, nous avait paru forcer sa voix (cf MdA n°12). Peut-être avions-nous jugé prétentieux cet auteur qui, tel un poseur, s’amusait à faire le beau comme le corbeau de la fable, mais sans jamais se dessaisir de son bien, et qui se permettait de surcroît de snober son monde. Peut-être l’avions-nous mal lu, comme il est arrivé à d’autres de passer à côté de textes majeurs. Peut-être manquait-il simplement ce livre troisième pour nous convaincre de la qualité de l’ensemble et nous inciter à corriger nos positions.
Un auteur prétentieux ? Le projet de Dominique Meens ne manque pourtant pas de simplicité : entraîner son lecteur dans l’immense volière du monde pour lui montrer la gent ailée, lui expliquer ce qu’est l’oiseau et lui démontrer que ce dernier, à condition de savoir l’observer, peut en retour expliquer l’homme. Rien de plus simple en effet. Tellement simple d’ailleurs qu’il lui suffit de quelques riens pour entretenir copieusement son lecteur pendant cent cinquante pages et l’introduire dans l’univers secret des oiseaux : il lui suffit par exemple de recourir de temps en temps à Aristote, de glisser ici ou là quelques phrases éclairantes de son Histoire des animaux (dans la langue originale, et sans la moindre traduction, cela va de soi), de convoquer régulièrement Buffon (car faire simple ne dispense pas d’avoir du goût), d’abandonner avec une belle désinvolture quelques bribes bien senties de grec ancien et à l’occasion quelques locutions latines qui ne figurent même pas dans le Gaffiot… Si simple qu’il pourrait même se contenter d’imiter l’oiseau : « T’as le gras, étend le gré, trugludytu ! titille Ilgrid, dite Lady Tetrag, Ilgrid Hittite, a glady glady Lady Tetalg » (comme le dit le troglodyte dans une langue riche en allitérations et en assonances).
En réalité, rien n’est simple. Le problème, c’est même que « L’oiseau est difficile à saisir, à raidir sur la page ». D’autant plus difficile qu’il faut d’abord le dénicher, et pour le dénicher fréquenter les marais, les ronciers, la nature. Ensuite apprendre à s’y retrouver dans ce concert de gazouillis, de pépiements, de roucoulades, de psittacismes, pour rendre à chacun ce qui lui appartient en propre : son langage. Enfin tenter de cerner la spécificité de chaque espèce, spécificité qui, n’en déplaise aux sommités scientifiques, n’a d’ornithologique que les apparences. Pour s’en convaincre, voici le serpentaire (rapace diurne d’Afrique qui se nourrit essentiellement de reptiles) : « Il ne cherche, ni ne guette. La proie doit lui venir sous le pied pour qu’un reste de réalisme interrompe ses pérégrinations, décide son appétit », un serpentaire qui se refuse donc « aux mains expertes de la taxinomie ornithologique ». Et le serpentaire n’est pas tout, car Dominique Meens aspire aussi à dire quelques mots du héron, quitte à entraîner son lecteur au bord d’un lac pour aussitôt le renvoyer à la lecture des fables de La Fontaine. Et jusqu’à la volaille, puisque désormais « l’hommage au coq, au dindon, l’hommage à la pintade s’imposent ».
On en vient alors à se dire (la tentation est trop forte) que Dominique Meens pourrait bien être lui aussi un oiseau rare, une espèce hybride qui tiendrait à la fois du rapace pour l’acuité du regard, de l’échassier pour la propension à fouiller, et du corvidé pour l’habileté à construire. Un étrange volatile qui surprend surtout par sa facilité à mêler les genres : dans ce troisième livre, se côtoient ainsi, dans une proximité rien moins que surprenante, textes en prose (et quelle prose !), roman en trente-trois sections (à défaut de pouvoir parler de chapitres), une opérette, quelques vers, des notes… Sans omettre l’édifiant ( ) qui est à la littérature ce qu’est à la peinture le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch : une abstraction pure, une parenthèse presque intégralement vide -la pagination y est momentanément interrompue-, seulement habitée par un texte squelettique qui relève à la fois du dessin et de la partition, comme s’il s’agissait de suggérer le vol désordonné du martinet (le lecteur n’est jamais assez audacieux face à un texte de Meens).
À ces fantaisies formelles plutôt réussies s’ajoutent des phrases proprement insensées qui feront le bonheur des lecteurs avides de curiosités littéraires. Parmi celles-ci, les proverbes troglodytiques : « qui traque la note troque la date, qui la truque la gâte. » Ou encore ce délire verbal qui produira peut-être un meilleur effet : « Bizarrerie hallucination K. témoin SR10 origine 3472/1713 azimut 314 disent les machines description »… L’explication, elle, a le mérite d’être claire : « Les bouquins, ça doit servir à ça : mettre en cause le langage et les formules toutes faites. C’est quelque chose que l’on essaie la plupart du temps d’oublier. » 1
Évidemment, la promenade bucolique n’est pas gratuite : c’est à peine s’il s’intéresse aux oiseaux, car c’est pour mieux accéder à l’humain, et mieux le dévoiler, qu’il s’attaque à la gent plumée. Décrire l’oiseau afin de révéler, par exemple, qu’à l’image du serpentaire, le (ou la) secrétaire attend pour réagir que survienne le message d’une pensée (l’analogie reste facile : l’oiseau s’appela d’abord secrétaire avant d’être baptisé serpentaire). Tout concourt donc à préparer l’assaut final pour fondre sur l’homme, et révéler une parenté jusqu’alors insoupçonnée. C’est d’ailleurs en cela que Dominique Meens fait œuvre de novateur : puisque rien de neuf n’avait été dit sur l’oiseau « depuis Buffon » (donc depuis les trente-six volumes de son Histoire naturelle publiés de 1749 à sa mort), il se propose de « Dire autre chose, dire ce que dit l’oiseau », pour expliquer l’homme (d’où le titre : Eux, et nous).
On ne ressort pas indemne d’un livre de Dominique Meens mais étourdi, presque honteux de n’avoir pu tout saisir ; mais aussi heureux d’avoir été si joliment déniaisé, d’avoir enfin appris l’oiseau et découvert que les volatiles en disent beaucoup plus sur l’homme qu’on ne l’aurait imaginé. Le plus inquiétant pourrait bien être cet avertissement : « Pour le moment, je suis encore dans des trucs gentils, on se promène avec les oiseaux. Mais bientôt, ça risque de devenir un peu moins sympathique. Il y a des gens qui vont avoir l’impression de ne plus comprendre, de perdre pied. » 1. Et si les livres 4 et 5 sont, comme il l’annonce, « le couteau qu’on enfonce dans la gorge » 1, qu’à cela ne tienne : on sera au rendez-vous, au moins pour vérifier.
1 Propos rapportés par Marc Weitzmann, Les Inrockuptibles n°66
Eux, et nous
Dominique Meens
Éditions Allia
142 pages, 90 FF
Domaine français Dominique Meens, l’oiseleur philosophe
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Didier Garcia
Promeneur infatigable, cet auteur chasse l’oiseau du nid, pour y installer l’homme et l’expliquer. Retour sur une oeuvre qui demande du temps.
Un livre
Dominique Meens, l’oiseleur philosophe
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.