Tous les mercredis, vers 18 heures, le Saint Fiacre, un café parisien du vingtième arrondissement, cesse d’être le tranquille bistrot de quartier qu’il est tous les autres jours de la semaine. Installé derrière l’une des tables recouverte pour l’occasion d’une nappe pourpre, le romancier Alejandro Jodorowsky donne des consultations gratuites de tarot. Les convaincus et les curieux font cercle autour de la table, les premiers pour consulter le « mage », les seconds pour assister au spectacle. C’est ce que Jodorowsky appelle très justement son « Cabaret mystique ». Les clients étalent les tarots sur la table et prélèvent trois cartes dans le jeu. Entre chaque consultation, Jodorowsky boit un peu de thé avant de retourner, en souriant, les trois cartes puis de prendre la parole avec ce délicieux accent chilien qu’il n’a toujours pas perdu depuis quarante ans qu’il vit en France.
Acte deux du Cabaret mystique : la conférence. 20 heures, au dernier étage de la salle de sport qui jouxte le Saint Fiacre, les 200 personnes présentes -les mêmes, auxquelles sont venus s’ajouter d’autres convaincus et d’autres curieux- se déchaussent pour ne pas abîmer le tatami. La dimension carnavalesque de l’enseignement de Jodorowsky doit beaucoup à la façon dont il est dispensé. Commentaire d’écritures, il singe dans sa forme les enseignements religieux traditionnels mais les textes que commente Jodorowsky n’ont rien de sacré puisque ce sont des recueils… d’histoires drôles bon marché. En rebondissant sur les contradictions que pointent ces histoires, en les rapportant à des situations que ses clients lui exposent au cours de ses consultations, il improvise pendant près d’une heure et demie une conférence en forme de one man show. Traité de façon « surréaliste », drôle et souvent juste, le thème plutôt austère de la soirée : la perfection et l’excellence, débouche sur l’énoncé de principes moraux « libertaires » qu’on peut avoir l’impression d’avoir déjà entendus mille fois mais qu’il est toujours bon d’entendre répéter.
Jodorowsky n’est pas qu’un « mage », c’est aussi et avant tout un artiste à facettes : poésie (il écrit un poème par jour), roman (Le Paradis des perroquets, Albin Michel), bande dessinée (il est, entre autres, le scénariste de la série : John Difool, L’Incal. Jodorowsky a reçu le prix du meilleur scénario au dernier festival d’Angoulême pour Juan Solo. Tome 1, Humanoïdes associés), cinéma (Fando y Lis, El Topo, La Montagne sacrée, Tusk), etc., il a touché à tout. Il a aussi été marionnettiste à Santiago, mime avec Marcel Marceau, metteur en scène du retour de Maurice Chevalier à L’Alhambra, etc., mais malgré les apparences, Jodorowsky ne se disperse pas. Si elle est protéiforme, la planète Jodorowsky est toujours restée poétiquement très cohérente. C’est le dieu Pan sous le signe duquel il a placé son œuvre (en fondant, en 1962, le mouvement « Panique » avec Fernando Arrabal et Roland Topor, en écrivant des Fabulas panicas, un Metodo de filosofia panica, et en créant, en 1967, les « Producciones panicas ») qui lui donne son sens : il s’agit de parler de tout (ce qui ne veut surtout pas dire de n’importe quoi) et d’en parler sur le mode dionysiaque (ce qui ne veut surtout pas dire n’importe comment).
Le Paradis des perroquets, son précédent roman paru en 1984, était une sorte de théâtre de foire. Il décrivait le Café Iris, un café dont les serveurs décrépits mouraient avant d’être remplaçés par d’autres serveurs décrépits, créant ainsi une sorte d’éternel retour des serveurs décrépits sur le fond duquel surgissaient des personnages (plus ou moins) merveilleux : une naine, un poète, un ex-nazi, un moine, etc. Théâtral ? Un peu trop sans doute. S’il arrive à Jodorowsky d’écrire des romans, il ne vient pas les mains vides. Sa modernité ne s’appuie pas sur une critique des formes classiques du roman, mais sur une importation de l’esthétique surréaliste et sur une conception plus orale qu’écrite de l’acte même de raconter. Le résultat : une esthétique romanesque qui si elle n’avait pas complètement « pris » dans Le Paradis des perroquets est une véritable réussite dans L’Arbre du dieu pendu. Le projet de ce roman est plus ambitieux : « Tous les personnages, les lieux et les événements sont réels. Mais cette réalité est transformée et exaltée jusqu’à atteindre une dimension mythique. D’un côté notre arbre généalogique est un piège qui limite nos pensées, nos émotions, nos désirs et notre vie matérielle… D’un autre côté, il constitue un trésor qui renferme l’essentiel de nos valeurs. Ce livre n’est pas seulement un roman mais un travail qui, s’il a été réussi, aspire à servir d’exemple pour que chaque lecteur le suive et transforme, au travers du pardon, sa mémoire familiale en légende héroïque ». L’Histoire nourrit le mythe qui doit nous réconcilier avec la famille.
L’Arbre du dieu pendu, c’est donc l’épopée à la fois héroïque et comique de la famille Levi, rebaptisée entre temps Jodorowsky, qui fuyant les pogromes d’Ukraine, finit par atterrir à Valparaiso où elle devient chilienne. « L’arbre généalogique me paraît de première importance. Nous sommes comme le vaudou possédés par tous les personnages de notre arbre généalogique. Je crois que notre famille est comme notre inconscient. On est marqué par elle génétiquement, mais aussi psychologiquement. » L’Arbre du dieu pendu se termine en 1929, en pleine dépression, un an avant la naissance de Jodorowsky. La reconstitution qu’il fait de l’histoire de sa famille ne cherche pas à retrouver dans le passé les signes d’une nécessité qui ne pouvait que donner le petit Alejandro. Pour Jodorowsky, l’Histoire est le lieu de la confusion : dans les arbres généalogiques (assez incompréhensibles) de ses ancêtres paternels et maternels les Juifs d’Ukraine portent les prénoms espagnols du pays où ils vont immigrer. Déjà chiliens en Russie, toujours russes au Chili. C’est de cette confusion que sortira le couple de Jaime et Sarah Felicidad, les parents, de caractère si différents qu’ils n’auraient jamais dû se rencontrer. Au commencement était la confusion.
Si l’histoire familiale est une matière romanesque éminente, c’est parce que « dans la mémoire, tout peut devenir miraculeux ». Le passé est toujours vivant. Si on le veut vraiment, on peut revenir dessus, l’embellir. C’est de cette idée que vit L’Arbre du dieu pendu. C’est à elle que l’on doit, par exemple, de voir surgir Salvador Arcavi, l’ancêtre dompteur qui a appris à lire les tarots dans les yeux de ses lions ou encore Teresa, la grand-mère qui dès la première page, folle de douleur, maudit le dieu des Juifs, ce dieu qu’elle veut pendre parce qu’il a laissé son fils aîné se noyer dans une crue du Dniepr : « Tu es sans pitié ! Tu es un monstre ! Tu as créé un peuple élu rien que pour le torturer ! Ça suffit ! (…). Je Te maudis, je T’efface, je ne T’écoute plus ! ».
L’Arbre du dieu pendu
Alejandro Jodorowsky
Traduit de l’espagnol (Chili) par Mara Hernandez et René Solis
Métailié
384 pages, 135 FF
Domaine étranger Le gai savoir de Jodorowsky
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Christophe David
Avec L’Arbre du dieu pendu, le touche-à-tout Alejandro Jodorowsky donne à son propre roman familial une dimension mythique.
Un livre
Le gai savoir de Jodorowsky
Par
Christophe David
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.