D’un côté, la mièvrerie, l’impossible pose du poète rêvassant, fleur à la boutonnière, lyre sous le bras ; l’amour, les oiseaux, le printemps léger si léger que le livre s’envole dans l’oubli. De l’autre, le mur opaque, la tentation de se construire avec des mots un miroir où nous, vampires dans l’univers si pur du poète, nous ne nous retrouvons pas. La guimauve d’un côté, le narcissisme minimaliste de l’autre. Entre les deux, comme une passerelle, la poésie de Jacques Lèbre.
On aurait en effet tout à craindre d’une poésie qui se nourrit de « rose fragile », d’ « amour », ou de « petit chat », d’exclamations et de o circonflexé. Mais que l’on adopte son regard, que l’on épouse sa musique et Jacques Lèbre nous ouvre un monde que l’obscénité bruyante d’aujourd’hui nous avait caché. « …et chaque fois que l’ombre d’une aile vient caresser la Terre/ sans pouvoir un instant s’y maintenir immobile et paisible/ je crains d’avoir entrevu la peine d’une âme qui cogne muette/ contre la vitre de l’air… » (Lumineux comme….)
La poésie de Jacques Lèbre est donc d’abord un dépouillement, un abandon de soi au monde. Le regard, têtu, insistant, s’aiguise sur les troncs des arbres, l’oreille s’accorde aux chants des moineaux, et tout à coup ce banal (même pour le citadin) s’ouvre comme un livre chargé de sens. « Et le glissement feutré du serpent quand il a fulguré dans l’herbe/ a dit voilà, voilà ce que dure une vie dans l’éternité terrestre. » Le sens suprême est là : nous sommes, sur la Terre, des mourants de passage. « Les baisers, la peau, les caresses… Après la mort il ne restera rien. Tout s’effacera lentement jusqu’à mettre à jour le squelette. Et l’armure dont on n’a pas toujours su se défaire au cours de la vie sera la cage éternelle. » (Face au Cerisier) Aucune morbidité, aucune plainte, mais la conviction que la vie se joue dans les détails, pour peu qu’on s’y attarde.
Il faudrait permettre à la lecture de durer le temps que dura l’écriture. Prendre cette respiration et s’y fondre pour retrouver la partition qui préside à cet état de veille, tendu vers l’insaisissable et serein d’une sagesse de désillusionné. Loin des poètes voyants, loin de chercher l’illumination, Jacques Lèbre fixe à la poésie un objectif qui pourrait certes manquer d’ambition, mais qui aujourd’hui fait preuve d’acte de résistance. Ainsi : « Dans le bistrot plein d’adultes la petite fille silencieuse va tout de suite devant l’aquarium. Les poissons la comprennent tellement qu’elle éprouve suavement leur solidarité sans faille. Mais elle va grandir, il lui faudra chercher d’autres solidarités parmi ses semblables et elles ne seront pas sans faille. La poésie, pourra-t-elle alors remplacer les poissons ? (Face au Cerisier). »
Il y a chez Jacques Lèbre, comme peut-être chez Prévert, cette idée que la poésie est un chemin qui conduit à l’enfance. Il y a, c’est sûr, l’incœrcible désir d’atteindre à l’origine, mais avec l’incrédulité de celui qui regarde le monde comme il va mal. Restent ces quelques pages, dont certaines un peu fragiles, qu’il tend devant lui comme un miroir tricheur, offrant à son regard des signes fallacieux et de naïves raisons de s’émerveiller.
Saluons pour finir le beau travail des deux éditeurs : la mise en page sobre et le papier granuleux à souhait facilite l’écoute d’une voix que l’on ne trouve que dans le silence.
T.G.
Lumineux comme des Pans
d’iceberg avec des parts
de nous-mêmes
et Face au Cerisier
Jacques Lèbre
Respectivement Deyrolle Editeur et L’atelier de la Feugraie
(14770 St-Pierre-la-Vieille)
50 pages, 69 FF et 68 pages, 60 FF
Poésie Le chant de la terre
avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8
| par
Thierry Guichard
Postier de son état, Jacques lèbre avait pris l’habitude de se donner à lire dans les revues. Aujourd’hui deux éditeurs récompensent son talent.
Des livres
Le chant de la terre
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°8
, avril 1994.