Énorme roman très élaboré, livre-monstre où la grâce et la dissonance conjuguent leurs pouvoirs, La Marchande d’oublies est d’abord une architecture sonore, une cathédrale de discours, un livre où deux locuteurs principaux Alastair – le benjamin le plus doué et le plus violent de quatre frères d’une famille de clowns-acrobates de la fin du XIXe siècle – et Thalia, sa jeune sœur, racontent à leur interlocuteur leur vie singulière en une intrication de discours à travers lesquels se cherchent une forme de salut et un rapport plus vrai à la vérité.
Leur interlocuteur, c’est Charles, dont on apprend au fil des échanges qu’il s’agit d’un médecin aliéniste qui a recueilli un cas clinique, l’a exhibé lors de ses cours à l’hôpital avant de l’enlever et de quitter son métier pour vivre avec ledit cas… qui n’est autre que Thalia. Une histoire peu commune pour un cas qui ne l’est pas moins puisque Thalia est une belle endormie qui vit depuis sept ans en état de léthargie. Un état dans lequel elle est entrée lorsqu’à l’âge de 16 ans, elle a assisté à l’accident d’Alastair qui, durant une répétition, chuta brutalement sur la tête, se fracturant le crâne. Sidérée, elle tomba en pâmoison, et depuis il avait été impossible de la réveiller. Sacrifiant tout pour elle, Charles allait, au bout d’un an de présence et de soins à ses côtés, réussir l’impossible. Et Thalia, qui s’était endormie jeune fille, s’était réveillée femme. « Charles était le premier être que j’avais vu à mon réveil, et je l’avais aimé. Pas tout de suite. J’avais aimé sa voix. Mais j’avais aussi besoin de vivre d’autres vies, de rattraper la vie perdue, ce que m’avait offert la bibliothèque de la maison, la littérature dont j’ignorais tout jusque-là, et ce que m’avait offert la voix de Charles. »
De son côté Alastair, après hospitalisation et trépanation, avait repris les répétitions. Mais, amnésique et perdant la raison, il était devenu incontrôlable et avait été interné avant de réussir à s’échapper… et de se retrouver, des années plus tard, dans le même train et le même compartiment que Charles… qui lui avait pris sa petite sœur adorée, de dix ans sa cadette, celle qu’il regardait dormir dans son petit lit en dessous du sien, le visage éclairé par la lune. « Les traits de ma sœur devenaient ceux de la lune. (…) Je n’ai jamais pu me représenter la beauté autrement. (…) Ce visage n’était, me disais-je, que l’apparence humaine que se donnait pour séjourner parmi nous la déesse dont la vraie figure nous serait insupportable. »
Dans ce train où il s’adresse à Charles, Alastair – « sorte d’ombre géante, couverte d’oripeaux » et qui a retrouvé la mémoire – revient sur son passé, sur ce que fut sa jeunesse d’enfant rêveur et d’une beauté angélique que sa mère traitait de « petit clown ». Il dit comment « l’ange gracile » a peu à peu cédé devant quelque chose qui, « par en dessous, poussait », métamorphosant son corps jusqu’à le rendre monstrueux. Il devint Punch, un nom de...
Domaine français Pierre Jourde, le désir d’absolu
Dans un roman saisissant d’ampleur et de virtuosité, l’écrivain montre ce qu’ont d’irréductible certaines singularités en même temps qu’il en fait des objets de fascination, d’amour, de répulsion. Entre extase noire et sublimité angélique.

