Après avoir purgé une peine de sept ans de prison en Angleterre, Moustafa revient dans son Soudan natal, y épouse une femme d’un village, avec laquelle il a deux enfants, qu’il laissera en tutelle au narrateur, lui-même rentré au pays pour enseigner la littérature anté-islamique dans les écoles secondaires, en attendant d’être promu inspecteur de l’enseignement primaire. Avant de mourir d’une manière mystérieuse dans le Nil, lui qui était pourtant excellent nageur, il fera du narrateur le dépositaire de son histoire.
Même si nous apprenons qu’il a été condamné à la prison dès la page 33, cette histoire nous est ensuite restituée par bribes, l’auteur faisant tout son possible pour ne pas tout nous révéler d’un seul coup. Nous apprenons tour à tour que Moustafa (un enfant orphelin) a été un étudiant d’une intelligence hors du commun (après avoir brillé au Caire, il est le premier Soudanais à obtenir une bourse pour étudier à l’étranger), qu’il a été admiré par tous ceux qui l’ont côtoyé durant ses études à Oxford, qu’il a présidé à Londres le Comité de lutte pour la libération de l’Afrique, qu’il est devenu maître de conférences en économie politique dans une université londonienne à l’âge de 24 ans, et qu’il a multiplié les conquêtes féminines, brisant au passage un mariage, contribuant au suicide d’au moins deux d’entre elles (ainsi Sheila Greenwood : « Elle entra dans ma chambre vierge et pure, et en sortit le mal dans le sang »), et se rendant coupable d’un crime passionnel avec l’une d’elles (Jean Morris).
Moustafa révèle en outre au narrateur l’existence d’une pièce secrète dans sa maison, qu’il tient fermée à clé et qu’il est le seul à fréquenter, pièce que le narrateur se décide un jour d’explorer dans les dernières pages du récit ; il y découvre des murs tapissés de livres, où Platon côtoie Virginia Woolf, et où figurent ceux que Moustafa a lui-même écrits : Le Pillage de l’Afrique, Colonisation et monopole.
Publié en 1966, dix ans après l’indépendance du Soudan, et un temps interdit par le régime islamiste de Khartoum parce que jugé trop sensuel (mais devenu un livre culte pour la jeunesse arabe), Saison de la migration vers le nord se tient à cheval sur deux continents (l’Afrique et l’Europe), ou plutôt à cheval sur deux mondes, l’Orient et l’Occident, dans les années 1920-1930, donc durant la période coloniale. D’un côté, on retrouve le poids de traditions immuables : « J’arrivai à la maison de mon grand-père, l’entendis réciter les versets du Coran en prélude à la prière du matin », dans un village où l’on vit encore à l’ancienne ; de l’autre l’Europe, où Moustafa a pu rencontrer une femme totalement inédite à ses yeux, car « intrépide, gaie et curieuse de tout ». D’un côté encore, tous ceux qui n’ont presque jamais quitté le Soudan, et de l’autre ceux qui se sont aventurés en Europe, qui se sont confrontés à une autre culture, et en sont revenus transformés. Entre ces deux extrêmes, le Soudan s’efforçant d’évoluer à son rythme, les pompes hydrauliques remplaçant les vieilles norias, les charrues en acier rendant obsolètes les araires en bois, les filles fréquentant de plus en plus l’école, les hommes apprenant à boire du whisky et de la bière en lieu et place de l’arak et de la marissa, les mentalités évoluant elles aussi : le narrateur s’offusque de ce qu’un septuagénaire puisse épouser une femme de quarante ans sa cadette dès lors que le père et les frères de cette femme ont donné leur accord, simplement parce que « la femme est à l’homme ». Et le narrateur de conclure : « le monde a évolué. De telles coutumes ne conviennent pas à notre époque. »
Au-delà du Soudan et du choc des cultures (la migration vers le nord n’est pas un long fleuve tranquille, et on ne tord pas facilement le cou à l’aliénation coloniale), Tayeb Salih (1929-2009) nous donne d’abord à lire un drame humain, celui d’un homme doté d’une intelligence prodigieuse mais qui se prend les pieds dans le tapis pour peu qu’il s’approche d’une femme (lors de son procès, on lui reprochera d’avoir mésusé « de la plus noble faculté que Dieu a donnée aux hommes : la force d’aimer. »). Il arrive d’ailleurs au narrateur d’avoir du mal à croire en ce personnage improbable qui de jour écrit des conférences en économie, et qui, la nuit, sous des identités différentes, promet le mariage à ses conquêtes féminines, qu’il séduit avec ses « paroles de sirop ». Un homme qui pourrait bien être « un mensonge, un sortilège, une apparition, un fantôme », mais qui semble avoir hérité de ce qui est notre lot commun : l’impossibilité d’échapper à soi-même.
Didier Garcia
Saison de la migration vers le nord,
de Tayeb Salih
Traduit de l’arabe (Soudan) par Abdelwahab Meddeb et Fady Noun,
Babel, 180 pages, 7,10 €
Intemporels Dr Jekyll et Mr Hyde
avril 2025 | Le Matricule des Anges n°262
| par
Didier Garcia
Le romancier soudanais Tayeb Salih évoque Dans Saison de la migration vers le nord un homme tout en contradictions. Un portrait fascinant.
Un livre
Dr Jekyll et Mr Hyde
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°262
, avril 2025.

