Si les philosophes des Lumières ont pu apporter à l’humanité, en particulier occidentale, des espoirs, le revers de leur génie a été arpenté par des créateurs assez opiniâtres, ou désespérés, pour apporter des attendus très différents à l’analyse des premiers. Le centenaire de Kafka nous tend une occasion de l’illustrer, le Praguois fût-il plein d’humour. C’était aussi le cas de Jean-Pierre Martinet… Quant à Edgar Allan Poe, auquel on compare souvent le Persan Sâdeq Hedâyat, il n’y a plus à démontrer quelle part d’ombre il aura fréquentée. Jusqu’à commettre l’irréparable. Lorsque « l’écriture touche l’indicible de la solitude, du suicide et de la folie, quand en dehors de toute volonté de communication, écrire devient l’avant-dernier acte, il se trouve à la limite de l’autobiographie fictive. » (Youssef Ishaghpour, Le Tombeau de Sâdegh Hedâyat, Fourbis, 1991).
Né à Téhéran le 17 février 1903, Hedâyat est issu d’une famille aisée, aristocratique et lettrée (son grand-père était poète) qui lui offre de suivre des études en français à Téhéran puis en Belgique où il se destine à l’architecture, avant de s’installer à Paris. Entre alcool et opium, son cœur balance, au point qu’il commet une première tentative de suicide dans la Marne en 1927. Sauvé in extremis, il retourne en Iran où il travaille, par défaut, à la Banque nationale. Il s’y ennuie jusqu’en 1936, année où il entreprend un long voyage en Inde et en Ouzbékistan (1944) qui le marque durablement. Fin 1950, il revient en France et se suicide à son domicile, rue Championnet le 9 avril 1951. Il est enterré au Père-Lachaise.
Si son œuvre porte en filigrane la menace du suicide, il serait réducteur de limiter Hedâyat à cette ombre. Traducteur, essayiste, conteur, très attaché au folklore ancien de son pays, il aura toute sa vie mêlé le plaisir du récit, sous la forme de conte le plus souvent, et cette part sombre, ce soleil noir qui le consumait, concomitant à une résistance active au pouvoir des mollahs, « têtes de choux » ainsi que cet esprit incapable de compromis se plaisait à les nommer. Et pourtant, « Que d’histoires d’enfance, d’amour, de coït, de mariage et de mort, dont aucune n’est vraie. Les contes, les belles phrases, moi ça me fatigue. »
La Chouette aveugle, son chef-d’œuvre est rédigé dès 1936 à Bombay où la dépression le laisse souffler et publié d’abord sur place à une cinquantaine d’exemplaires ronéotés. C’est le texte inouï d’un esprit déréglé par l’opium qui subit les visions d’une expérience antérieure dans son quotidien retiré. Installé en périphérie de la ville, dans une demeure qui pourrait être La Maison de la mort certaine d’Albert Cossery, un homme dont l’activité consiste à peindre sur des plumiers une scène toujours identique, plumiers que son oncle vend en Inde, observe une scène hallucinée durant laquelle il rencontre le regard d’une femme belle et ensorcelante comme un ange. C’est une descente aux enfers pour le jeune halluciné, maltraité par une garce qui le méprise, amoureux de cet ange inaccessible, assassin par faiblesse, embarrassé d’un cadavre qui pourrit.
Le livre, hors des registres communs, est d’une poésie et d’un désespoir total. Publié en 1941 à Téhéran, l’ouvrage passe mal auprès des plus conservateurs de ses concitoyens. En France, il est accueilli dans la traduction de Roger Lescot chez José Corti où les surréalistes le découvrent et s’en délectent. Soixante-dix ans plus tard, l’importance du récit dans l’histoire littéraire a paru justifier une nouvelle traduction qu’assume Sébastien Jallaud avec un goût profus pour les « introduction », « Notes de la traduction » et commentaires fleuves sur les subtilités de la langue persane. On en sort étourdi, d’autant que les beautés opiacées d’Hedâyat laissent son lecteur pour le moins rêveur (la Chouette et deux nouvelles inédites ne représentent qu’un cinquième du volume). « Je n’écris que pour mon ombre, dit le narrateur du récit, celle que la lueur de la lampe projette sur le mur – pour me faire connaître d’elle. » C’est cette ombre qui a la forme d’une chouette, comme le récit à la forme d’une obsession pour les yeux de sa vision angélique, « avec un cœur fidèle à la joie de la mélancolie ». Le monde n’offre pas d’issue, les âmes sont flétries, le désespoir imparable.
La postérité de l’histoire du visionnaire grisé d’opium et de whisky est sans pareille. Réédité impeccablement, désormais traduit une nouvelle fois, accompagné par d’autres traductions de ses nouvelles chez Corti, Phébus, etc., La Chouette aveugle aura des supporters efficaces comme Henry Miller qui le fait traduire en anglais, pensant même le faire tourner par Alfred Hitchcock (c’est Raoul Ruiz qui l’adaptera en 1987), tandis que Roger Caillois se désole de ne pouvoir l’intégrer à son anthologie de la littérature fantastique. Pour cause, José Corti n’aurait pour rien cédé les droits, considérant que le manuscrit de Sâdeg Hedâyat avait été refusé par toutes les grandes maisons de la place, y compris celle de Caillois…
Le 15 octobre 1948, Sâdeq Hedâyat avait écrit à son ami Jamâl-Zâdé, « je suis las et dégoûté de tout. Mes nerfs sont à bout. Je passe mes journées comme les nuits d’un condamné, ou pire encore. Personne ne peut me donner de courage, ni de consolation. Je ne peux plus me tromper moi-même… Et je n’ai pas le courage de me tuer ». Il l’aura finalement.
Éric Dussert
La Chouette aveugle,
de Sâdeq Hedâyat
Traduction et édition de Sébastien Jallaud
Introduction de Homa Katouzian
Les Belles Lettres, 512 pages, 25,90 €
Histoire littéraire Au revers des Lumières
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Éric Dussert
Classique des classiques de l’Iran moderne, Sâdeq Hedâyat a laissé avec La Chouette aveugle une œuvre majeure qui témoigne d’une vie impossible.
Un livre
Au revers des Lumières
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.