Loin des gros romans qui ont fait son succès, ses Fables et les Règles de vie tirées de son journal intime sont l’œuvre, pour reprendre le mot de Victoire Feuillebois dans Maître Tolstoï, l’instituteur que vous ne voulez pas (CNRS, 2024), du « Tolstoï minuscule », moins connu que celui de Guerre et Paix et d’Anna Karénine. Mais pas en Russie où son Abécédaire, une somme pédagogique, fut republiée une trentaine de fois de son vivant et vendue à deux millions d’exemplaires entre 1875 et 1910. Aujourd’hui encore tout écolier russe en lit des extraits. Les Fables appartiennent à ce corpus destiné à un public d’enfants, ceux auxquels le grand écrivain enseignait sur sa propriété de Iasnaïa Poliasna. « Minuscule », Tolstoï l’est dans son goût pour le petit : autant les petits riens quotidiens que les miniatures comme ces micro-fables, et ces « règles » qu’il décline dans les premières années de son journal, de 1847 (il a 19 ans) à 1854, l’année du projet, qu’il ne concrétisera pas, d’un livre intitulé Règles de vie.
Il n’y a à première vue que peu de rapport entre les Fables et les Règles : les premières sont naïves, appropriées aux enfants par la simplicité du récit, son style, et son contenu animalier ; les secondes sont tourmentées – le jeu, l’alcool, le sexe : le jeune Tolstoï, harcelé par ses passions comme autant d’addictions, s’y adresse à lui-même. Toutefois, il s’agit bien dans les Fables d’éducation et dans les Règles de rééducation. Une « morale » si l’on veut, mais, comme Nietzsche l’ambitionnait pour la sienne, sans « moraline ». Une diététique, un régime de l’esprit tout autant que du corps comme le montre la partie « Programme de Gymnastique ». « Tâcher de faire le lendemain le même nombre de mouvements que la veille, si ce n’est plus. » Sa grande affaire n’est pas de faire le bien mais de se porter mieux : « Ne pas toucher des cartes », « Fuir les putes et les ivrognes », « Ne prêter, ni n’emprunter d’argent », des préceptes pour l’âme qui équivalent, ni plus ni moins, à ceux pour le corps tels que celui qui commande de « S’arrêter dès qu’on ressent une légère fatigue ». Non pas se mortifier mais prendre soin de soi, d’où aussi des aménagements comiques, la règle souffrant… l’exception. Si cet impénitent coureur de jupons dit des femmes « éloigne-toi d’elles » (« elles sont pires que nous »), le 17 juin 1850 il écrit : « Désormais, je ne trahirai plus celle [i.e la règle] de n’avoir aucune femme du village, sauf cas que je n’aurai pas cherchés, mais que je ne laisserai pas pour autant passer ». Quand sa « lubricité » l’emporte, il s’irrite : « Je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai fait signe à quelque chose de rose qui, de loin, me paraissait bien bon, et je lui ai ouvert la porte de derrière. Elle est entrée. Je ne peux plus la voir, j’en suis dégoûté, écœuré, je la hais même d’avoir trahi mes règles à cause d’elle ».
Il y a bien du burlesque chez cet homme et tout ce qu’il met vainement en place pour se guérir des cartes et des femmes. Remèdes contre les deux, « le labeur et les occupations tant physiques (gymnastique) que morales (rédaction). D’ailleurs, ça ne marche pas ». La passion qui gouverne toutes les autres, c’est la « vanité » : « (…) une sorte de maladie morale du genre de la lèpre, elle ne détraque pas qu’une partie, non, elle infecte le tout ». La difficulté est de « l’arracher à la racine ». In fine, les développements que le jeune Tolstoï y consacre témoignent de sa recherche fiévreuse de liberté : « Parviendrai-je un jour à ne dépendre d’aucunes circonstances étrangères ? À mon avis, c’est une immense perfection ».
Rafraîchissantes, les Fables, conformément à la pédagogie libertaire de Tolstoï, ne se terminent par aucune morale : à nous de la trouver. Chacune est illustrée par un dessin de Jean-Pierre Pisetta très épuré, voire maladroit à la façon des petits enfants, bel hommage à la simplicité d’écriture voulue par l’écrivain dont, sous la voix des bêtes, on perçoit l’humour doux-amer. Ainsi dans « Le lièvre et le chien courant », quand le chien répond au lièvre qui lui demande pourquoi diable il ne fait pas silence : « C’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher d’aboyer ».
Jérôme Delclos
Léon Tolstoï
Règles de vie
Traduit du russe par Nicolas Rambert
Rivages, 140 p., 8,20 €
Fables
Traduit et illustré par Jean-Pierre Pisetta
Allia, 142 p., 9 €
Poches Règlement intérieur
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Jérôme Delclos
Guère épais mais profonds, deux petits livres de Léon Tolstoï (1828-1910) nous le révèlent tendre, féroce, et drôle.
Règlement intérieur
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.