L’un est photographe itinérant, et a entamé depuis 2020 un voyage « géopoétique » autour des fleuves de la planète. L’autre est philosophe et chercheuse, spécialiste de la question migratoire, et a fondé l’association Migraction 59, qui apporte un soutien aux migrants à Calais. De leur rencontre, Bastien Deschamps et Sophie Djigo ont tiré un diptyque militant où les noirs, charbonneux et sublimes, des photos de l’un répondent à l’urgence sensible et politique posée par le texte de l’autre. C’est sur les rives de l’Evros, frontière naturelle entre la Grèce et la Turquie, que nous emmène Penser avec la frontière, là où se concentre depuis plusieurs années la majorité des entrées irrégulières de migrants dans l’UE. Là où Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, « sécurise » d’une main « ferme et généreuse » les limites extérieures de l’espace Schengen, avec, comme s’en targue la Commission, des « résultats excellents ». Là où est pourtant pointée, comme le révélait Le Monde en février dernier, après les nombreuses alertes d’associations et d’ONG et une enquête accablante de la médiatrice de l’UE, l’implication de l’agence dans les violations récurrentes des droits fondamentaux des candidats à l’exil. (On rappellera que son ancien directeur, Fabrice Leggieri, démissionnaire en 2022, est poursuivi pour complicité de crimes contre l’humanité et torture après une plainte de la Ligue des droits de l’homme. Et que ledit Leggieri a depuis été élu député européen sous l’étiquette Rassemblement national.)
En vingt ans, avec la criminalisation croissante de la figure du migrant – non plus un réfugié, mais un ennemi en puissance –, les frontières de l’Europe sont en effet devenues des « espaces militarisés axés sur la répression ». Sur les rives défigurées de l’Evros, comme à Calais, ont fleuri des kilomètres de clôtures, de barbelés, de murs, assistés de caméras, drones, détecteurs thermiques, canons sonores… alors que grandissait concurremment le fantasme d’une invasion barbare à nos portes et celui de la maîtrise des « flux ». Pour sortir du fantasme justement, redonner corps aux « hordes » anonymisées, à ces « fantômes, silhouettes indistinctes, ombres errantes pour échapper à la surveillance généralisée et technologisée » et réinsuffler un peu de raison et de pensée au débat public, deux points essentiels : documenter une zone sous contrôle exclusif de l’armée grecque, où habitants, ONG ou journalistes sont interdits de cité, et réaffirmer clairement les valeurs et principes auxquels le droit international interdit de déroger. Textes et images viennent donc ici établir « une cartographie de ce qui se vit aux frontières », « se livrer à une archéologie des traces du passage ». Pour que cet espace de non-droit ne soit plus le point aveugle de nos politiques migratoires, Djigo et Deschamps ramènent cet invisible – et donc impensé – dans la sphère du réel. Et accomplissent ainsi « un acte de justice » – et un acte de résistance.
Du cœur de la nuit émergent des corps meurtris par les coups ou les morsures de chiens, des vêtements abandonnés aux abords du fleuve, des objets retrouvés sur les corps repêchés, sans nom et sans vie – un bijou, un téléphone, une photographie. Sous de glaçants numéros faute d’avoir pu identifier les corps, ces maigres effets personnels, ces traces dérisoires d’un passage raté, esquissent une histoire, tout en dessinant un sinistre catalogue de ce que produit « la violence d’État aux marges du droit ». Et rappellent que la stratégie militaire et policière de « défense par élimination », avec sa pratique rodée des refoulements illégaux vers la rive turque (les fameux pushbacks – plusieurs milliers par an selon le HCR), est en totale contradiction avec le droit international, parce qu’elle rend dans les faits « techniquement impossible » le dépôt d’une demande d’asile.
Pour sortir de l’étau mortifère des logiques binaires – le pour ou le contre, l’humanité ou le patriotisme, la fraternité ou la préférence nationale –, ce livre invite à penser avec la frontière, c’est-à-dire de « renoncer à la binarité pour la labilité, retrouver la surface du factuel en évitant les profondeurs illusoires des fantasmes ». Et, plus que tout, d’en finir avec le déni du caractère fondamental des droits fondamentaux, comme s’ils n’étaient qu’une option parmi d’autres, ou un principe à géométrie variable.
Valérie Nigdélian
Penser avec la frontière
de Bastien Deschamps et Sophie Djigo
D’une rive à l’autre, 96 pages, 38 €
Textes & images Black-out
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Valérie Nigdélian
Quand la forteresse Europe regarde ailleurs… Les mots de Sophie Djigo et les images de Bastien Deschamps éclairent la nuit des violences silencieuses à nos frontières.
Un livre
Black-out
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.