Un livre

Fonds-des-Nègres

de Marie Vieux-Chauvet

Editions Zulma

Il y a dans l’histoire d’Haïti, quelque chose du fatum, du drame antique, de la tragédie grecque. Comme si son peuple n’en finissait pas d’être essoré dans la machine à laver les siècles dont le seul programme serait l’éternel retour de la catastrophe climatique, de l’esclavage, de la tyrannie… Il déploie pourtant une énergie vitale incommensurable que l’on retrouve dans ses arts, ses chants, sa littérature, qui le voue néanmoins au déchirement.
Marie Vieux-Chauvet est née le 16 septembre 1916 à Port-au-Prince. Femme de lettres issue de la bourgeoisie métisse, elle a toujours dénoncé la misère, les clivages de sa société, la passivité de sa classe sociale, s’est opposée à la dictature de Duvalier, ses tontons macoutes, jusqu’à s’exiler à New York en 1968 où elle décédera quelques années plus tard en 1973. Elle fut la seule femme d’une société littéraire, Les Araignées du soir, composée notamment d’Anthony Phelps et de René Philoctète, qui se réunissait chez elle. « Ils espéraient tisser une toile protectrice autour d’eux-mêmes et se garder ainsi à l’écart des prédateurs » dixit Edwidge Danticat, romancière américaine d’origine haïtienne.
Marie Vieux-Chauvet a signé cinq romans dont le plus célèbre Amour, colère et folie, réédité en 2015 chez Zulma, précipita sa fuite, ainsi qu’un recueil de nouvelles et trois pièces de théâtre.
Fonds-des-Nègres fut publié en 1963. Le culte vaudou, issu de la religion yoruba transmise d’Afrique par l’esclavage y est omniprésent. Basé sur un panthéon de divinités orishas, Ogoun – guerrier du feu, du fer, qui combat la misère – y occupe une place centrale. Il exige des sacrifices et des dons, représente le seul recours au désespoir des habitants de Fonds-des-Nègres, une communauté agricole. Ceux-ci sont progressivement dépossédés de leurs terres, récupérées par la bourgeoisie usurière. Marie Vieux-Chauvet nous plonge au cœur de cette mistoufle caraïbe par l’entremise de son héroïne, Marie-Ange, qui lui ressemble étrangement. Fille d’une domestique de Port-au-Prince, lettrée, elle vient saluer sa Grande Ca, sa grand-mère avant de partir vers l’Europe. Elle sera poussée au cœur du dénuement, du vice, de l’injustice, de la convoitise des hommes, de la population et des superstitions, détroussée, poussée au désespoir. « Alentour les montagnes semblaient toucher le ciel, effrayantes de puissance et de splendeur. Prise de vertige, elle les voyait tourner autour d’elle dans une ronde immense. Alors, fermant les yeux elle se laissa tomber à plat ventre et resta ainsi de longues minutes, anéantie, la figure dans la terre chaude et sèche, le dos au soleil.  » Papa Beauville, prêtre vaudou libidineux, conscient de la catastrophe écologique qui se prépare (arrachage des arbres et de la végétation pour favoriser une agriculture intensive), soucieux aussi de rétablir son autorité et celle des dieux ancestraux, la prend sous sa coupe. Elle en verra des vertes et des pas mûres, possédée par un loa, un esprit vaudou, puis consacrée hounsi-bossale, servante sacrée. Mais sa libération et celle de ses semblables, elle les devra à la solidarité, l’esprit coopératif, l’alphabétisation et la révolte qu’elle organisera. Ce qui peut sembler aujourd’hui un brin naïf, vu l’incapacité de nos sociétés à remettre en question consommation, ultralibéralisme et destruction de la planète.
Derrière ses personnages principaux, le roman développe un chœur vibrant, épique entre Canto General et Orfeu Negro d’une grande puissance, d’une grande beauté, d’une juste vérité. Créolisée, l’écriture, charnelle et imagée, lie les corps à l’île, à sa terre, tout en les faisant superbement tournoyer dans l’espace et le temps.

Dominique Aussenac

Fonds-des-Nègres
Marie Vieux-Chauvet
Zulma poche, 178 pages, 9,95 €