C’est une histoire physique, charnelle, au suspense diablement orchestré, une histoire qui impose son souffle, oblige à l’endurance, une histoire d’odeurs et de sang, de vie et de mort. Dès la première page, on est déstabilisé, on n’ose pas tout comprendre, mais oui, c’est ça, cette narratrice, celle qui nous raconte son étonnement, sa douleur, sa solitude, qui ouvre grand ses yeux innocents réputés si doux, est une vache. Une pie noire. Un veau vient de naître dans un vacarme de meuglements et de cris : bienvenue chez les humains, bienvenue en enfer.
Corps de ferme est un roman à plusieurs voix pour une même intrigue. Interviennent une vache, une chienne épagneule, un chat tigré, une pie, et enfin, plus sourd, le cœur des porcs. Tout ce monde grouillant suintant gueulant nous raconte son quotidien, les rituels du matin au soir, sept jours sur sept, énoncé dans une langue directe, tout au présent. Des personnages aux existences jetées en pâture. Une langue sans appel. Ainsi fait-on connaissance avec le monde animal domestiqué enfermé piégé houspillé, à l’avenir tout tracé, on fait aussi – et avec une belle dextérité narrative – connaissance avec les maîtres, l’homme à la cigarette de maïs, aux gestes bourrus et aux bottes lourdes de boue, la femme, son éternel torchon noué à la taille, son dos courbé, les deux fils, frères ennemis, à l’avenir presque tout aussi tracé que les animaux qu’ils détestent.
Corps de ferme raconte une famille par le prisme des bêtes et nous ouvre une perspective dérangeante. Il questionne la famille, les humains et ce qu’ils infligent aux bêtes. Sans jamais tomber dans le réquisitoire moralisateur de la « souffrance animale », Agnès de Clairville choisit la fiction (surtout pas la fable animalière) pour dire au plus près la vie – intime, cachée, dénigrée – des habitants de la campagne, tous dans le même sac. Entre une mise-bas à l’étable et un accouchement dans la maisonnée, les similitudes font frissonner. Tous ont peur, s’inquiètent, souffrent, pleurent, couinent, se renfrognent, rêvent un peu, espèrent à peine. Tous partagent la douleur des jours, résignés, ou terrifiés. Le mensonge, lui, il n’appartient qu’aux maîtres.
Avec ce deuxième roman audacieux, Agnès de Clairville met en scène le chagrin – mot qui désigne aussi le travail, dur, lancinant, si peu gratifiant. Même les bêtes sont contraintes de produire, du lait, de la viande, ou de chasser correctement, sinon gare. Ici le plaisir n’existe pas. Chacun, chacune à sa place, au boulot. Division des tâches, et pas de discussion. Ici, on ne se plaint pas, on se tait, on trime. Dénis et silences font la loi. Une loi qu’un coup de gueule va fissurer. Ainsi comme le rapporte le chat tigré : « Le fermier fait la grimace. Elle l’écœure. Faut arrêter les gosses, on va pas s’en sortir. Avec les terres, le partage c’est toujours un problème. Ma mère, elle s’est débrouillée. Un seul gamin, c’est ça qu’il faut dans l’agriculture. T’as qu’à faire comme elle. » Vaches, femme, même souffrance, même combat ?
Martine Laval
Corps de ferme
Agnès de Clairville
Harper Collins, « Traversée », 304 pages, 19,90 €
Domaine français Adieu veaux vaches cochons
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Martine Laval
Agnès de Clairville signe le roman noir de la vie à la campagne. Ses narrateurs ? Les animaux de la ferme en chair et en os. Stupéfiant.
Un livre
Adieu veaux vaches cochons
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.