Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer est une pièce déroutante, alternant trivialité, intimité féminine, et poésie pour une mise en tension onirique qui percute le lecteur. L’autrice cite, avant même le démarrage de la pièce, une poétesse renommée de langue sumérienne du XXIIIe avant J.-C., Enheduanna, grande prêtresse en Mésopotamie. Elle serait la première écrivaine de l’histoire dont on ait gardé trace. Sa poésie parle d’utérus sacré, de chant et de puissances divines. De l’utérus au sacré, le chemin est tout tracé pour Astrid, le personnage que met en jeu Héloïse Desrivières dans son texte. Jeune maman solo depuis le décès de son compagnon, Astrid, élève infirmière, devient le soir influenceuse numérique pour arriver à subsister et mettre à distance la douleur. Elle teste des produits de beauté qu’elle confectionne, par soucis d’économie. Nous la découvrons donc, dans sa salle de bains, le soir, enroulée dans un « body wrap », de la cellophane recouvrant un enveloppement corporel d’argile ou d’algues, sorte de « sarcophage irrecyclable ». Le temps de ce soin de beauté, Astrid s’adresse à sa communauté.
« Vous voyez ce qu’il y a derrière moi ?/ Est-ce qu’il n’est pas magnifique ?/ Mon nouveau rideau de douche./ Avec ses grands arbres et sa clairière./ La forêt de mon intimité./ Je l’ai installé ce matin./ Qu’est ce que vous en pensez les fleurs ?/ On aime ? On adore ? »
De suite, l’autrice nous prend à revers de ce discours quotidien et banal. Il s’agira en fait d’atteindre la beauté.
« avant de s’évaporer totalement dans les limbes,/ la beauté éclatera encore/ la beauté éclatera encore mais juste par accident/ le juste accident c’est la naissance de la beauté ».
La parole d’Astrid est entrecoupée de fragments poétiques, à la typographie singulière, de plus en plus fréquents au fur et à mesure de l’avancée dans la nuit. Nous ne savons pas trop quelle voix parle à ce moment-là, celle d’Astrid ou des déesses invoquées dans le titre ? L’autrice nous dit que la distribution peut varier d’une interprète à une infinité pour incarner Astrid, la « monstre » (étymologiquement, « celle qui montre »).
La pièce d’Héloïse Desrivières se découpe en quatre parties. La première s’intitule « Crépuscule » où Astrid est dans sa salle de bains et s’adresse à sa communauté. La deuxième « Cœur de nuit » voit Astrid prendre « des grands ciseaux couleur d’or », et découper son wrap, « sa double peau ». À travers ce changement de peau nous est raconté son accouchement. La sage-femme lui demande de visualiser ce qu’il y a de plus beau pour que la sensation se répande dans tout son corps, jusqu’au bébé. La recherche de beauté va alors se heurter aux contractions, la langue de l’écrivaine convulse, elle incante, elle entre en fusion pour raconter ce moment où le sublime, la naissance d’un enfant, se confronte avec toutes les sécrétions et les liquides du corps.
La troisième partie, « L’heure secrète », fait entrer Astrid « dans son nouveau rideau de douche-forêt ». Elle raconte alors sa dépression post-partum. L’écriture se fait plus fragmentaire. Comme si les pensées s’entrechoquaient. Avec des questions sans réponses. Des invectives à soi-même. Le fait de donner la vie allant de pair avec l’apparition conjointe de la mort. « Pitié, pitié, pitié/ aidez-moi à me déparalyser d’angoisse ;/ donnez-moi la force de supporter la mort ;/ de supporter/ que tout ce que je trouve beau peut disparaître (…) ».
Et de revenir sur l’histoire de la beauté et de la laideur, et sur l’art comme seul rempart face à la mort. Pour Héloïse Desrivières, cette pièce est l’endroit où se réapproprier la question de la beauté et de la représentation du corps. Il s’agit de « réinventer la figure de Vénus ».
C’est pourquoi dans la dernière partie, « Aube », « Astrid est dans la forêt, dans une tenue divine. » Un rêve d’amour charnel avec un taureau roux la fait revenir aux temps anciens, sumériens, où la mythologie faisait partie du quotidien. Astrid va se réapproprier son vagin ; elle se transforme en louve pour un orgasme cosmique. Elle ré-apprivoise sa « nuit intérieure » si farouche. La langue se transforme là encore dans un grand souffle sans plus de ponctuation. Pour finir par cette magnifique invitation : « viens là n’aie pas peur on est mieux à plusieurs pour faire de la beauté ». Un vrai beau voyage intime et troublant.
Laurence Cazaux
Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer
Héloïse Desrivières
Éditions Théâtrales, 84 pages, 12 €
Théâtre L’invitation à la beauté
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Laurence Cazaux
De l’utérus au sacré, ou comment recréer une mythologie le temps d’un tutoriel beauté dans sa salle de bains, par Héloïse Desrivières.
Un livre
L’invitation à la beauté
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.