C’était il y a bien longtemps, c’est sûr, sinon tout le monde s’en souviendrait. Le temps où la France était une terre d’accueil. Certains territoires ne l’ont pas oublié, et ce petit coin des Pyrénées-Atlantiques en fait partie. L’autrice est bénévole pour recevoir douze migrants de Calais et les accompagner dans l’apprentissage de la langue française. C’est le point de départ d’un texte qui questionne les mots et les corps, un texte fragmenté qui nous saisit par la dextérité avec laquelle Patricia Rieffel migre d’un point de vue à l’autre. Le regard de celles et ceux qui reçoivent, et celui de ces hommes qui ont fui un pays qu’ils aimaient. Le récit tire le fil, triture la question, et chaque pas dans cette transition – ils attendent leur permis de séjour – est lu à l’aune de cette fuite tragique, d’une migration qui les habite en permanence, et qui occupe ici chaque espace du texte, de la langue. Les migrants, « étrange participe présent qui les enferme dans un mouvement perpétuel », sont douze hommes qui ont soif d’apprendre : ils arrivent en avance en cours, ne veulent plus faire de pause. « Nous ne pensions pas que ces corps perdus en France seraient si assidus pour / reprendre/ connaissance. »
Perec avait écrit sans la lettre « e », Rieffel écrit des vies sans la terre sous les pieds, sans la famille pour se réchauffer, sans lendemains pour se projeter. De tortures en privations, ces hommes qui ont dépassé leurs peurs, ont perdu leurs muscles, leur corps, s’invisibilisent : « nous sommes des arbres en hiver ». Ce texte, éminemment poétique, nous fait vivre l’expérience d’une transhumance, celle où l’on passe de soi à l’autre, comme ces hommes courageux ont traversé la Méditerranée, et le « je », et le « nous », et le « on », alternent, jusqu’au passage du mur de l’altérité. « Mais maintenant l’Érythrée c’est cet homme à cinquante centimètres de nous. Qui s’effondre quand il parle de son pays. (…) Quand je regarde par la fenêtre je ne me vois plus nulle part, ni d’un côté ni de l’autre. »
Virginie Mailles Viard
Après Calais. Respiration
Patricia Rieffel
La Chambre d’échos, 148 pages, 15 €
Domaine français Après Calais. Respiration
mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243
| par
Virginie Mailles Viard
Un livre
Après Calais. Respiration
Par
Virginie Mailles Viard
Le Matricule des Anges n°243
, mai 2023.