Aux origines de la pop culture : le titre pourrait, en dehors de l’enfance d’Élisabeth Borne, rendre compte d’à peu près tout. Le sous-titre est plus éclairant – Le Fleuve Noir et les Presses de la cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990 –, qui ramène à l’après-guerre. Les éditeurs compromis par la collaboration s’en sortent assez bien, les hommes et les structures se maintiennent, mais un désir de changement va se manifester dans le roman pas cher, où trône bientôt le Fleuve Noir, créé en 49, puis intégré aux Presses de la Cité en 63. C’est dans ces années que naissent quelques séries démesurées (OSS 117, San-Antonio, Coplan…) : le Fleuve s’inspire alors du modèle industriel yankee (marges faibles, augmentation des volumes), et pénètre le pays profond en s’épargnant les libraires, par la grâce d’une diffusion exclusive dans les Prisunic, et de présentoirs en fil de fer qui trouvent place dans n’importe quel café-tabac-presse-épicerie. Il faut des auteurs : un comité d’anonymes (dactylo, maçon, docteur en droit…) ne les signe qu’après livraison de plusieurs manuscrits, rotation des titres oblige. Employé régulier, le descendant des feuilletonistes du 19e se doit d’être fiable et productif – Georges-Jean Arnaud pond son roman en huit jours, Simenon son Maigret en onze (et trouve le temps d’épouser la fille d’Armand de Caro, co-fondateur du Fleuve). Ainsi l’« activité artistique de l’auteur populaire » se voit redéfinie « à partir d’un modèle technique et de temporalités qui le lie aux imaginaires industriels des Trente Glorieuses ». Imaginaires qui imprègnent pareillement ses œuvres : qu’elles soient policières ou d’espionnage, de SF ou d’érotisme, il s’agit toujours d’un univers d’hommes et d’utopie consumériste, de chaînes de commandements imparables, de technologie épatante et de héros profilés comme des cadres supérieurs. Le monde est bien fait. Et le monde agrée : Simenon précède Sartre dans le palmarès des auteurs les plus traduits, et SAS coiffe Beauvoir.
Et puis patatras. En 72, dans la Série Noire concurrente, Manchette conçoit une course-poursuite dans un Prisunic emporté par les flammes ; là, parmi l’« accumulation de marchandises », une ménagère prend feu : « La femme heurta un présentoir à livres et tomba avec lui. Les livres s’embrasèrent. » C’est à peu près ça : la radicalité et la contestation font main basse sur la littérature de genre, instaurant une nouvelle légitimité dont se voit exclu le Fleuve, perçu qu’il est désormais comme un repoussoir réactionnaire. La littérature populaire a tourné à gauche, et elle n’est plus tant populaire, acquise dans ses nouveaux atours à un public de classe moyenne. Les collections à la papa disparaissent progressivement au fil des années 80 : seule la série des San-Antonio surnage, (Gérard) de Villiers s’échappe pour faire cavalier seul dans la surenchère pornographique, quand l’industrie impavide trouve de nouveaux partenaires, comme ces 450 représentants de France Loisirs qui sillonnent la France en quête d’abonnés. Voilà enfin les auteurs du Fleuve qui se sentent trahis, « remerciés sans indemnités après des années de loyaux services ».
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux relatent très pédagogiquement leurs grandeurs et décadences, en s’appuyant notamment sur les archives du Fleuve Noir et des Presses de la Cité. Des archives parfois souriantes, parfois agressives, et l’ambiance dépend ici largement de l’année. En 1963, c’est un producteur de savon et dentifrice qui écrit à un romancier pour solliciter un placement de produit : « Permettez-moi de vous aider et de m’occuper de votre table de toilette. Le colis ci-joint vous évitera de sortir et de perdre votre temps » ; en 86 c’est un autre romancier qui s’adresse au jeune directeur littéraire occupé à renouveler le catalogue : « Mais qui es-tu pour ruiner la carrière d’un homme comme moi ? (…) tu oublies que ta situation, tu la dois à des auteurs comme moi. » Le monde est mal fait, en définitive.
Gilles Magniont
Aux origines de la pop culture
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux
La Découverte, 190 pages, 20 €
Essais Les rois du tourniquet
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Gilles Magniont
Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux suivent le fil du Fleuve Noir et de quelques décennies de collections populaires, entre nouveau monde et fin de banquet.
Un livre
Les rois du tourniquet
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.