Sergueï Lebedev est né en 1981 à Moscou. Géologue de formation, il a participé à plusieurs expéditions dans le nord de la Russie où il a découvert des traces laissées par les camps du goulag. Devenu journaliste, il a publié des romans qui ont reçu de nombreux prix en Russie. Trois d’entre eux ont été – excellemment – traduits en français par Luba Jurgenson aux éditions Verdier : La Limite de l’Oubli, L’Année de la Comète et Les Hommes d’août. Le narrateur s’y livre à une enquête douloureuse sur les silences et les mensonges qui ont entouré les gens de sa génération et celle qui la précède immédiatement. J’ai eu l’occasion de traduire d’autres auteurs russophones (Vladislav Otrochenko, fier de ses origines cosaques, Alexis Nikitine et Evguéni Vodolazkine, Ukrainiens, Sacha Filipenko, Biélorusse), et j’ai été frappée de retrouver chez tous, dans des contextes différents, cette citation biblique : « tout ce qui est caché sera découvert, et tout ce qui est secret sera connu ». Tous éprouvent l’urgence de se plonger dans les documents, les rapports, les témoignages qui puissent combler les non-dits concernant non seulement la « grande Histoire », mais celle, intime, des familles où les destins des victimes et des bourreaux de l’époque stalinienne ont été soigneusement occultés. Le quatrième roman, Le Débutant, rompt quelque peu avec les précédents. D’abord, le « je » du narrateur disparaît, et avec lui les éléments largement autobiographiques dont l’auteur reconnaît volontiers s’être servi.
Lorsque les éditions Noir sur blanc m’ont proposé sa traduction, je croyais savoir qu’il s’agissait d’un roman policier ou d’espionnage basé sur un fait réel, l’affaire Skripal : un ancien agent soviétique et son épouse, réfugiés en Angleterre, furent empoisonnés par un agent neurotoxique identifié ensuite comme le Novitchok (le « Petit nouveau »), développé dans les années 1990 en Union soviétique. Puis j’ai ouvert le livre : en exergue, une longue citation du Faust II de Goethe dans la belle traduction de Boris Pasternak. En présence de Méphistophélès, dans le laboratoire du savant Wagner, l’Homoncule s’éveille à la vie dans une cornue. Il exige de son créateur la reconnaissance paternelle, traite Méphistophélès de « compère » et, plein d’ardeur, lui demande, en tant que débutant, de lui trouver un travail, de préférence important. Le thriller fait place à la philosophie, au fantastique, à la poésie.
La lecture l’a confirmé, j’ai bien affaire à un roman d’action : prose efficace, récit parfois haletant, dialogues vivants, description sans fard de la réalité, demandant beaucoup de travail de documentation (sur le contexte historique, les institutions militaires, policières, etc.). Mais c’est aussi un livre « politique » au sens large sur le mal, la responsabilité, l’histoire, la mémoire. Et enfin, en superposition, s’imposent des éléments textuels d’une autre nature, qui prouvent une fois de plus que le seul réalisme capable de décrire la réalité soviétique et post-soviétique est le « réalisme fantastique ». On le décèle ici par de petits dérapages qui déstabilisent le lecteur, introduisent une distance entre lui et l’intrigue policière, et dans de somptueux passages lyriques et oniriques qui rappellent que les premières publications de l’auteur ont été des poèmes.
L’action du Débutant décrit le parcours, émaillé de contretemps parfois très drôles, de deux agents des forces spéciales chargés de l’exécution d’un savant transfuge – celui qui jadis créa le poison. Mais ce n’est que la surface des choses. D’abord, l’auteur désoriente son lecteur en refusant systématiquement de nommer les lieux où se déroule l’action. Russie, Autriche, Allemagne ? Moscou, Grozny, Prague, Gratz ? L’identification ne fait en général guère de doute, mais le fait d’occulter tous les noms introduit un écart. Une sorte d’apesanteur. Peut-être pour nous dire que l’essentiel du livre n’est pas dans l’intrigue romanesque.
Le lecteur est également privé du confort de pouvoir tenir à l’écart les personnages et de les haïr, si détestables soient-ils. Les incursions dans leur passé leur donnent profondeur et humanité.
Le passé du savant, c’est une ville secrète sur l’île d’un grand fleuve. Ces villes-laboratoires ne figuraient sur aucune carte et leurs habitants vivaient en vase clos, préservés et captifs. S. Lebedev a découvert l’existence de Chikhani, ville « fermée » où a été inventé le Novitchok et où, entre les deux guerres, l’Armée rouge et la Reichswehr ont mis leurs recherches en commun, ne reculant pas devant des expériences sur les êtres humains.
Le passé des deux officiers chargés de l’exécution du savant vieillissant, c’est la guerre en Tchétchénie, avec leur cortège de tortures, trahisons et destructions massives, qu’ils ont menées sans états d’âme. Le passé du pasteur protestant est la persécution patiente et perverse subie pour son action de prédicateur militant.
Et que dire du personnage central ? Bien réel, il n’est pas humain : c’est le Débutant, le double de l’Homoncule du savant Wagner. Il naît, il a sa vie propre, ses désirs, ses sensations, son destin. Il hante les rêves de son créateur, il est son compagnon inséparable et fatal. Les passages qui le concernent nous plongent dans une atmosphère onirique, et qui prive le lecteur de ses certitudes – et fait passer la traductrice d’une langue claire, précise, descriptive, à une somptueuse prose poétique.
Il faut parler aussi d’un dernier « personnage » omniprésent dans le roman : la nature, et en particulier le fleuve (innommé, lui aussi – la Volga ?) qui donne au grand souffle lyrique l’occasion de se déployer. Les descriptions des paysages, du ciel, des animaux, de la végétation, des roches doivent beaucoup à la sensibilité du naturaliste habitué aux expéditions à travers les grands espaces de la Russie. Le lecteur y trouvera émerveillement et réconfort ; et moi, j’ai trouvé un vrai plaisir à les traduire.
Les événements tragiques qui se sont déroulés depuis la publication de la version originale du livre (2020) le placent au cœur de l’actualité. L’auteur voulait depuis longtemps écrire un livre qui ne serait pas consacré aux crimes du passé, comme ses précédents, mais aux crimes du présent. Pour cela il a dû exposer ce qu’il appelle la « généalogie du mal » qui, nous le savons maintenant, a mené notamment à l’empoisonnement de l’opposant Alexeï Navalny, à la fermeture de l’organisation Mémorial et à l’invasion de l’Ukraine.
* Le Débutant paraît le 25 août aux éditions Noir sur blanc.
Traduction Anne-Marie Tatsis-Botton
juillet 2022 | Le Matricule des Anges n°235
Le Débutant*, de Sergueï Lebedev
Un livre
Anne-Marie Tatsis-Botton
Le Matricule des Anges n°235
, juillet 2022.