Avec Ernest Pignon-Ernest l’art surgit où on ne l’attend pas, n’est plus cette « sale petite chose à marchands » qui irritait considérablement Joseph Delteil. Il consiste en interventions dans l’espace public, qui métamorphosent des lieux et révèlent des événements. « Je ne fais pas des œuvres en situation, j’essaie de faire œuvre des situations » a-t-il l’habitude de dire. Avec ses figures humaines représentées en pied et grandeur nature, il est l’un des pionniers d’un art urbain qui n’est ni graffiti ni street art mais qui combine étroitement le dessin, la sérigraphie, l’installation et la théâtralisation. Un art qui fait œuvre d’un lieu et œuvre dans un lieu.
Au début donc, il y a un lieu avec son histoire, ses souvenirs enfouis, ses habitants, son espace, sa lumière, ses couleurs, tout ce qui se voit et tout ce qui ne se voit pas, ou plus. Ce lieu, il va le travailler comme un matériau plastique et symbolique en venant y inscrire un signe, l’empreinte d’un corps, un dessin qui viendra l’habiter de façon éphémère. Ce dessin qu’il a conçu dans la perspective de sa relation au lieu, il l’a d’abord réalisé dans son atelier, au fusain ou à la pierre noire. Puis il l’a reproduit en sérigraphie sur du papier journal avant d’aller le coller à la dérobée aux endroits qu’il avait préalablement choisis. Une opération qui se réalise la nuit afin que les images aient le temps de sécher avant d’être découvertes, le matin, par les passants, sur le mode du saisissement ou de l’irruption fantomale.
Ces figures de la beauté, de la douleur, de la poésie ou de la révolte, avec tout ce qu’elles induisent de présence et d’absence, perturbent l’espace, suscitent le regard, parlent à l’humanité de ceux qui les voient. Elles lui ouvrent l’œil sur des réalités enfouies, oubliées ou censurées, comme la misère, le racisme, la violence des répressions, l’horreur des avortements clandestins, les errances d’Éros et de Thanatos. Ou alors elles ravivent des mythes, exaltent le désir de vivre ou rendent hommage à des poètes ou à des écrivains qui ont incarné leur époque. La radicale singularité de la démarche de Pignon-Ernest, son œuvre, c’est ce que provoque le dessin dans le lieu. En en exacerbant le potentiel poétique, en le révélant sous un jour qui l’arrache à ses apparences, ce dessin fait s’entrechoquer passé et présent. Outil plastique, piège à regard fort de sa beauté incongrue, il agit, opère dans l’espace et dans l’esprit de ceux qui passent, inscrit du sens et du sensible dans le lieu qu’il travaille. Le noir et blanc, la précision du trait, le corps, le rectangle blanc de la feuille, l’endroit, tout concourt à faire entrer l’image en nous. Elle fait empreinte, donne corps à nos désirs, à nos douleurs ou vient questionner notre indifférence.
Cet art qui consiste en somme à trouver le lieu et la formule, qui dialogue avec les œuvres de Caravage, de Rubens, d’Ingres, de Munch, une nouvelle édition augmentée de la monographie parue initialement en 2014, nous donne l’occasion de le (re)découvrir sous tous ses aspects, documents préparatoires, études, esquisses, photographies prises in situ. Elle est le fruit de la complicité et de la consanguinité d’esprit qui lient Ernest Pignon-Ernest et André Velter (dont le compagnonnage se traduit par une vingtaine de collaborations). À travers le texte qu’il consacre à chacune des interventions de l’artiste, ce dernier redonne vie à ce qui fut éphémère, à cet art où la part du périssable, la disparition progressive et programmée de l’image est un des éléments constitutifs de l’œuvre. Car cet art est principalement attention au temps. Un livre où l’on voyage du plateau d’Albion aux rues de Port-au-Prince, de Nice à Alger, du Santiago de Neruda à la Palestine de Mahmoud Darwich, en passant par Paris et les suppliciés de la Commune, Naples, où se superposent mythologies grecque, romaine, chrétienne, Soweto et sa Pietà africaine, Avignon et ses portraits de grandes mystiques en extase… Sans oublier l’hommage rendu à ceux de la poésie vécue, Rimbaud – dont l’image en passant considérable, est devenue une icône païenne – Desnos, Artaud, Maïakovski, Nerval, Genet. Des œuvres comme autant de signes de reconnaissance dont il ne subsiste que des souvenirs et des photographies. Ce qui est une façon d’être avant tout présent au présent, de rappeler aussi que le corps est tout ce que l’on a, et qu’il est des modes de sentir, de voir, de vivre qui sont dédain de l’épargne et amour du beau.
Richard Blin
Ernest Pignon-Ernest,
André Velter
Gallimard, 360 p., 515 illustrations, 50 €
Exposition au FHEL pour la culture à Landerneau (Finistère) jusqu’au 15/01/23.
Arts et lettres Une force qui va
Depuis le milieu des années 60, Ernest Pignon-Ernest mène une aventure artistique unique par son mode opératoire et son usage de la beauté comme vecteur de vérité. Nouvelle édition augmentée de sa grande monographie.