Le Mississippi n’est pas le plus long fleuve des États-Unis. Paradoxalement, c’est son affluent, le Missouri qui occupe la première place. À 30 ans, Eddy L. Harris, noir américain d’un mètre quatre-vingt-treize et écrivain en herbe décide de parcourir le fleuve de sa source au lac Itasca, dans le Minnesota, jusqu’à La Nouvelle-Orléans, soit près de quatre mille kilomètres. « De là où il n’y a pas de Noirs à là où on ne nous aime toujours pas beaucoup », précise un de ses vieux amis. Traverser un pays, c’est en prendre le pouls. Nous sommes à la fin des années 80. Qu’évoque Harris ? Tout d’abord et c’est étonnant pour un jeune Nord-Américain : le passé, l’Histoire de son pays, ses premiers habitants, les tribus indiennes… De lieux en rencontres avec les « rats du fleuve », la plupart du temps des gens de peu, pêcheurs, flâneurs, chômeurs désœuvrés, zonards, militaires, bateliers, éclusiers, il dessine avec Mississippi Solo (Liana Levi, 2020) une carte du Tendre humaine, chaleureuse et pittoresque de l’Old Man River. Même si parfois les rencontres violentes se terminent par des coups de feu.
Trente ans après, le périple n’est plus initiatique, le corps moins performant, l’écrivain reconnu, cinq ouvrages à son actif, a choisi de s’installer en France. « À présent, je connais les dangers que j’ai affrontés jadis, les chiens sauvages, les remous autour des écluses, les deux péquenauds gras à la gâchette facile, le fleuve trop large, les rapides, l’épuisement, les courbatures, la douleur. Parce que je sais que ces dangers me guettent, j’éprouve plus de crainte que lorsque je me suis embarqué la première fois sans savoir à quoi m’attendre. » Obama entame son second mandat. Un jeune Noir de 17 ans vient d’être abattu par un policier. Mais, ce qui surprend chez le sexagénaire, c’est la luminosité et l’extrême fluidité de l’écriture, l’extraordinaire force de vie, l’humanisme, l’intelligence subtile et la volonté inoxydable de ne jamais se présenter en victime. Quant à sa couleur de peau, ce n’est que l’une de ses innombrables et très riches facettes…
Chez les Grecs et les Romains, le fleuve était associé à l’oubli. Chez vous, c’est un moteur de mémoire, de civilisations, de révélations ?
Le fleuve est une frise chronologique qui va du haut vers le bas. Je ne peux plus changer ce qui a existé et qui n’existe plus. Mais je tiens à garder en mémoire le souvenir des civilisations perdues, de ce qui reste en amont. Quant à l’avenir, c’est – le fleuve en aval – devant moi, je suis maître de l’avenir. Je peux tout changer, améliorer. Le fleuve symbolise cette possibilité.
Le passé, les peuples indiens semblent très importants chez vous. Étonnant pour le natif d’un pays où les habitants paraissent ne plus avoir de mémoire à long terme ?
Pas sûr même qu’ils aient une mémoire à court terme. La raison qui fait que tout cela est important pour moi, est que ce n’est guère important aux autres. On peut voir le monde...
Entretiens À contre-courant
novembre 2021 | Le Matricule des Anges n°228
| par
Dominique Aussenac
Trente ans après, Eddy L. Harris redescend le Mississippi en canoë. Périple vif et introspectif autour des maux de l’Amérique.
Un livre