Vivacité de style, violence d’épithètes, phrase papillon ou phrasé respirant, le français qu’écrivent les frères Goncourt fait voir, entendre, palper, humer le réel qu’ils observent et l’humanité qu’ils croquent au fil de leur Journal. Ce monument littéraire qui a éclipsé leurs romans, cette œuvre singulière couvrant un demi-siècle (1851-1896), une anthologie, la toute première, nous permet d’en apprécier l’essentiel de la saveur.
Rédigé par Edmond, l’aîné (1822-1896), et par Jules (1830-1870), (« les deux bichons » selon le surnom – tendresse ou ironie ? – que leur avait donné Flaubert), puis par le seul Edmond après la mort de Jules, emporté par la syphilis à 40 ans, ce Journal est une collection d’anecdotes, de portraits, d’aphorismes, de saynètes, d’idées et de sensations qui restituent des manières de vivre et de se comporter. Innervé par une étonnante passion du vrai, et servi par le coup d’œil vif et juste de leurs auteurs, ce Journal est un chef-d’œuvre de franchise brutale.
Car aimer la vérité, pour les Goncourt, c’était ne reculer devant rien, ne respecter aucun secret, ne rien cacher de leurs propres humeurs comme de leur désir de gloire ; c’était raconter l’agonie d’un frère comme avoir le constant souci de confesser tout un chacun de ses sales petits secrets. D’où un mixte de voyeurisme social et de sincérité brute qui fait dire à Jules, « il y a un fond de porc en moi, qui ne me semble pas arrivé à son développement », qui conduit à qualifier George Sand de « sphinx ruminant », à voir chez Zola jeune – qu’ils considèrent alors comme leur « admirateur » et leur « élève » – un être « malingre et névrosifié », à traiter Michelet de « criquet », à noter chez Feydeau une « vanité de cheval », à spécifier chez Alphonse Daudet le goût « de prendre les femmes à l’envers » ou de ne voir chez les impressionnistes que « des esquisseurs, des faiseurs de taches, et encore des taches qui ne sont pas de leur invention, des taches volées à Goya, des taches volées aux Japonais ».
Cette exigence de vérité, ce culte de l’actualité et de la sensation immédiate implique le dévoilement des dessous de la société, la fréquentation de la marginalité douloureuse, comme celle des salons et des boudoirs, des dîners et des soirées en ville, autrement dit de ces lieux où l’on disserte et où l’on esthétise, où l’on rencontre Sainte-Beuve, Flaubert, Gautier, Taine, Renan, Tourgueniev… Et les Goncourt de chroniquer les manières de table observées lors des dîners Magny ou Brébant, de rapporter avec gourmandise les propos échangés, y compris les leurs propres. Et ce, de manière polyphonique, c’est-à-dire en restituant la vérité, le naturel et les accents des voix. Chez la princesse Mathilde – cousine germaine de Napoléon III – dans son hôtel particulier de Paris ou en son château de Saint-Gratien, plus que les « grandes questions », c’est la physionomie physique et intellectuelle des participants, qui les retient. Milieu littéraire, monde journalistique ou politique, rien ne leur échappe.
Sans occulter l’antisémitisme des deux frères, cette anthologie montre aussi leur fascination intriguée pour la femme – « Nous demandons à nos maîtresses d’être honnêtes et coquines, d’avoir tous les vices et toutes les vertus » –, tout comme elle ne dissimule rien de leurs préjugés d’aristocrates nantis, de leur goût pour le beau et le rare ou de leur sens du détail – « les petites mains lavées, écurées et mégissées » de Baudelaire. Mais son plus grand mérite est de restituer l’amour passionné de la littérature dont vibre ce Journal.
Richard Blin
Journal
Edmond et Jules de Goncourt
Choix et édition de Jean-Louis Cabanès
Folio classique, 896 pages, 13,50 €
Poches L’encre et la foudre
novembre 2021 | Le Matricule des Anges n°228
| par
Richard Blin
Ils savaient manier le fouet des mots comme la cruauté brillante. Publication d’une anthologie du Journal des frères Goncourt.
Un livre
L’encre et la foudre
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°228
, novembre 2021.