En 1973, au beau milieu des combats de l’antipsychiatrie contre la maltraitance, une jeune femme, Emma Santos (Marie-Annick Le Goff, née en 1943 à Paris) lançait un pavé dans la mare : La Malcastrée. C’est l’éditeur François Maspero qui publiait le brulôt. On n’aura aucun mal à prétendre qu’il est devenu l’un de ces classiques du mal-être qui sillonnent la littérature du XXe siècle comme autant de vaisseaux fantômes.
Emma Santos fut une enfant malmenée. Plus tard, psychiquement fragile, elle se trouva ballottée entre la rue et l’hôpital, empêchée par son état précaire de se construire une existence équilibrée, abîmée qu’elle était, sans moyen de résister autrement que par l’expression écrite, activité qui lui fut une bouée et un exutoire, si l’on en croit la beauté et la puissance de ses pages. « Moi aussi, j’ai été gardienne de petits fous, avant. » Employée à s’occuper d’enfants trisomiques dont le traitement consistait essentiellement à être maintenus assis à leur chaise, Emma Santos raconte tout. Avortement, envolées sexuelles avec une psychiatre désirable… Rêve-t-elle ? Elle est partie dans un pays qui ressemble beaucoup aux rives que fréquentait le marin de la chimie qu’était un William Burroughs. Mais il reste la littérature, l’expression, le ressort qu’offre le langage.
« Les mots fuyaient ma bouche en hurlant ce que je ne voulais pas dire. Les gens autour riaient, rattrapent les mots et les gardaient pour eux tout seuls. Ils parlaient entre eux, derrière moi. On est venue me chercher dans un carrosse moderne, une ambulance toute riante, clignotante avec des hommes fourchus cachés dans le blanc. On m’a isolée à l’asile. On m’a confisqué le cahier. J’ai été délivrée du langage. » Et pas seulement… À 40 ans, elle a aussi été délivrée de la vie, après avoir connu une alternance de moments où l’ombre et la lumière jouaient à cache-cache et où l’écriture parfois la portait. Depuis, on la sait membre de la fraternité à laquelle ont appartenu Jacques Besse, Sophie Podolski, tant d’autres qui ont tenté d’avancer malgré de terribles difficultés, de celles que les bien-portants ne peuvent pas connaître.
Éric Dussert
La Malcastrée,
Emma Santos
Des femmes, 128 pages, 6,50 €
Domaine français Avaler les digitales
juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225
| par
Éric Dussert
Un livre
Avaler les digitales
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°225
, juillet 2021.