Depuis vingt-cinq ans, Yunus Turabi sillonne Téhéran, cette ville qui enfle « comme un ballon branché sur une pompe qui soufflait en continu ». Ce chauffeur de bus ne possède pas grand-chose d’autre que cette « carcasse de ferraille ». Son père, un ancien employé de banque aigri, est décédé alors qu’il était encore adolescent. Sa mère, abrutie par les médicaments, n’a pas tardé à le rejoindre. Yunus s’est alors retrouvé seul. Sa vocation est née de cet isolement précoce et insoutenable : « Traverser la ville en bus m’avait ramené au monde », analyse-t-il. Son quotidien devient une routine de laquelle les carambolages, les altercations et les embouteillages peinent à le réveiller. Il n’est rien d’autre qu’« un carré de la mosaïque humaine de la ville ». Anonyme, insignifiant, interchangeable. C’est au hasard des rayons d’un nouveau supermarché que le cours paisible de son existence dévie. Il y rencontre un collègue, Behrouz. « Cet écart dans mes habitudes, ce changement dans un itinéraire que j’avais emprunté pendant plus de dix ans », comprend-il plus tard, est à l’origine de son malheur futur. Car Behrouz le présente à sa femme, Homa, et l’introduit au syndicat. Lequel syndicat fomente une grève massive des chauffeurs de bus, à laquelle le narrateur participe – passif, distant, prudent. Nous sommes en avril 2005. Pour Yunus, c’est le début d’une longue descente aux enfers, dont Amir Ahmadi Arian prend soin de nous décrire toutes les étapes : embrigadement, manipulation, emprisonnement, interrogatoires, torture… Le voilà en un temps record écrasé par une triple accusation d’agression physique, d’adultère et de conspiration. Derrière ce destin broyé que l’on devine réaliste, l’auteur illustre l’absurdité et la cruauté toute-puissante de la machine politique iranienne. Il souligne aussi l’impuissance, la force et le courage de chaque individu pris au piège – comme en témoigne le combat de Yunus pour préserver à tout prix sa raison.
Camille Cloarec
Et la baleine l’engloutit
Amir Ahmadi Arian
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville
Grasset, 352 pages, 23 €
Domaine étranger Et la baleine l’engloutit, d’Amir Ahmadi Arian
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Camille Cloarec
Un livre
Et la baleine l’engloutit, d’Amir Ahmadi Arian
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.