C’est rare que Laurent Gaudé nous immerge dans une dystopie. Nous sommes très vite happés par cette pièce, La Dernière Nuit du monde, que nous parcourons fébrilement. L’épopée politique se doublant d’une histoire d’amour comme pour mieux nous tenir en haleine. Le tout porté par un souffle lyrique et poétique dont l’écrivain a le secret. C’est troublant de ressentir comment ce monde inventé tend un miroir à notre société aux prises avec une crise écologique sans précédent. Dans le texte de Laurent Gaudé, en effet, la science, censée résoudre tous les problèmes, permet l’apogée d’un capitalisme triomphant.
D’emblée, le personnage principal, Gabor, avoue un crime. Il nous faudra entendre tout son récit pour en découvrir la teneur. Gabor se présente à nous les yeux brûlés, comme un Œdipe des temps futurs, aveuglé par sa croyance de pouvoir changer le monde. « Il faut cligner des yeux, Ne pas oublier. Dix-huit mille fois par jour. Sinon, ils vont se remettre à saigner… Tellement secs que ça craque. C’est de ça dont on crève. De nos yeux qui ont trop vu ! Mais non : “Il n’y a pas d’effets secondaires”, tu te souviens ? C’est ce qu’ils nous ont dit, Les blouses blanches au petit ton de marquis (…). » Pourtant, dans sa jeunesse, Gabor œuvrait à un grand projet qui l’enthousiasmait, une révolution selon lui : « Nous enterrons le vieux monde et, avec lui, la nuit. (…) L’humanité est sur le point de s’affranchir du sommeil. » Grâce à une pilule permettant en 45 minutes de récupérer comme si l’on avait dormi toute une nuit ; chaque individu allait pouvoir adapter son cycle de sommeil selon sa volonté. L’humanité entrait ainsi dans l’ère de la nuit fractionnée. Les nouvelles technologies permettant un éclairage permanent à bas coût, la vie sociale et le travail pourraient avoir lieu 24 h sur 24, ce qui permettrait de créer à terme des emplois et de réduire le chômage. La société ne s’arrête plus : « au lieu d’être dans l’intensité pendant douze heures, elle utilise les vingt-quatre heures pour être en flux constant oui, mais sur un mode moins agressif ». Bien sûr, un tel projet suscite quelques résistances, essentiellement à la marge, comme le MNN, Mouvement Nuit Noire. Certains opposants parlent même de châtiment : « Et vos yeux se creuseront, Vos lèvres blanchiront Car vous aurez oublié le sommeil. Vos pupilles rougiront, Vos corps s’affaibliront, Car vous aurez violé l’obscurité. Il n’y a pas de lumière qui n’ait besoin d’ombre. Maudits chasseurs de nuit qui nous condamnent à la brûlure du jour. » Mais ces avertissements sont peu écoutés, la majorité étant conquise par ce nouveau monde et la promesse, « en mangeant la nuit », d’avoir plus de temps.
Au cœur de ces préparatifs fiévreux, Gabor ne se rend pas compte combien sa femme, Lou, est réfractaire à ces changements. Au cours de La Dernière Nuit du monde, elle choisit de disparaître. Gabor alors va mener l’enquête, en retournant obsessionnellement à la nuit de sa disparition dans l’espoir de la retrouver.
Laurent Gaudé, dans ce « monologue peuplé » comme il le nomme, en appelle au mystère et au sacré, par l’intermédiaire d’un personnage, Ilma, une représentante du peuple Sami, le dernier peuple autochtone du Grand Nord.
Il y a quelque chose d’universel dans ce chemin que fait Gabor, où il lui faut être aveuglé pour se rendre compte à quel point nous avons « enlaidi le monde ». Et de nous rappeler que « Nous ne sommes qu’une partie du vivant. Les arbres, les animaux, les insectes, les plantes, la glace, toutes ces choses ont besoin de la nuit parce qu’elles ont besoin de notre silence, de notre absence. » Et d’accepter le mystère de ce qui est bien plus grand que nous : la forêt, le paysage et bien sûr la nuit.
Laurence Cazaux
La Dernière Nuit du monde,
Laurent Gaudé
Actes Sud-Papiers, 66 pages, 12 €
Théâtre Tuer la nuit
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Laurence Cazaux
Laurent Gaudé nous plonge dans un monde où l’humanité, en s’affranchissant du sommeil, s’aveugle de lumière.
Un livre
Tuer la nuit
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.