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Poésie Bureaux sur l’atlantique

mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223 | par Emmanuel Laugier

la traductrice et essayiste Abigail Lang livre une somme sur les relations entre les poésies américaine et française au XXe siècle. une multiplicité d’opérations, de propositions et de lectures y est exposée.

La Conversation transatlantique

Les échanges franco-américains en poésie depuis 1968
Editions Presses du réel

Partons d’une image extraite d’une série de l’artiste américaine Taryn Simon, American Index of the Hidden and Unfamiliar : deux câbles orange, après avoir parcouru l’océan Atlantique, remontent le long d’un mur dans une pièce située dans le New Jersey. Imaginons qu’ils aient été tirés depuis une pièce similaire, située sur la façade atlantique de la côte française, à la hauteur de Bordeaux, dans le bureau du poète et traducteur Emmanuel Hocquard (rejoint plus tard par Juliette Valéry), et que ceux-ci aient permis, par des navettes, une multiplicité d’échanges, fructueux, prolixes, revigorants, de livres et de revues de poésie entre le sol français et le continent américain. Imaginons ces allers-retours, auxquels il faut ajouter quelques actes fondateurs dont les effets eurent des répercussions flagrantes, et nous aurons l’image de ce que La Conversation transatlantique expose ici de façon magistrale.
Abigail Lang s’attache en trois parties à certains aspects de ces échanges, les amitiés et parfois les polémiques, les bouleversements et interprétations qui se firent à partir d’héritages avérés (Whitman, T.S. Eliot, Pound, Ginsberg, Stein), à ceux, plus balbutiants, d’auteurs américains qui s’imposèrent comme modèle pour une nouvelle génération de poètes français (Hocquard, Daive, Albiach, Royet-Journoud, Guglielmi, Couturier, Roubaud), de la fin des années 60 jusqu’au début des années 2000. Cette traversée est un dialogue d’une grande vitalité que ces auteurs français interprètent face à la crise quasi systémique qu’ils ressentent devant le vide de leur époque, partagée qu’elle leur semble être entre l’héritage Artaud/Ponge/Michaux/Char, la poésie de la résistance, d’obédience souvent communiste (Aragon en chef de file), et un renouveau lyrique problématique. Une partie de leur réponse surgit de leur rapport (lectures, traductions, correspondances, revues) avec des œuvres encore méconnues venues des États-Unis. On peut les rassembler en plusieurs strates qui, de fait, ne cessent de se nourrir entre elles selon des angles très variés : ceux des poètes regroupés sous le nom d’« objectivisme » (Williams, Reznikoff, Zukofsky, Creeley, Duncan, Niedecker dans un premier temps, dont ceux du Black Montain College, Olson en tête). Ceux d’une génération plus jeune, issue de ce l’on a appelé l’école de New York (Ashbery, Schuyler, O’Hara, Padgett, Koch…), suivie de celle qui participa à l’aventure des poètes dits L=A=N=G=U=A=G=E (Bernstein, Coolidge, Silliman, Palmer, Hejinian…), ou encore de la Renaissance de San Francisco (Spicer, Snyder, Blaser, Rexroth, Guest, Scalapino…).
Le choc que la poésie moderniste américaine produisit sur une grande partie de la poésie française, d’abord des années 60, puis à partir des années 70, tient à sa façon de sortir la poésie de toute allégorie ou symbolisme, de concevoir le poème comme un appareil d’écoute de l’infra-ordinaire : que rien ne s’écrive (du quotidien, des surfaces) sans que celui-ci ne soit « instant de conviction » (Oppen) ; que « l’oreille sincère » (Zukofsky) soit la mise en mouvement de l’écriture comme mode d’attention. La condensation du poème comme objet (clair ou opaque, réfractaire à toute réduction), sa précision, les techniques de remploi (de documents, visuels ou écrits), en forment les aspects les plus marquants. Ce qu’un critique synthétisa : les poètes objectivistes « cherchent un artefact qui présente la modalité des choses vues ou éprouvées en tant que structure immédiate des relations » et « valorisent la référence directe  » (Abigail Lang).

« L’effet le plus manifeste de “l’influence” américaine est d’avoir précipité un tournant oral de la poésie française ».

Cette conversation transatlantique s’est articulée autour de plusieurs dates : en 1968, d’abord, paraît le livre de Serge Fauchereau Lectures de la poésie américaine (Éditions de Minuit), qui place au mitan de son essai un chapitre sur la voie « objectiviste », déterminant d’un à-venir des rapports encore insus entre les deux continents. Cet ouvrage sera essentiel pour beaucoup de poètes français, comme l’anthologie que dirigea Paul Auster (Book of 20th Century French Poetry, 1984) pour les poètes américains. Quelques années plus tard, paraissent en France plusieurs anthologies (et essais) dont Abigail Lang retrace les foisonnements éditoriaux. Il faut en signaler quelques-unes : celle de Deguy/Roubaud, Vingt poètes américains (1980), que suivent 21+1 poètes américains d’aujourd’hui (1986) et, en 1991, 49+1 nouveaux poètes américains (toutes les deux sous la direction de Royet-Journoud/Hocquard). Ce qui fera dire à ce dernier : « tu peux te promener avec un livre d’un poète qui vit à San Francisco, et cette espèce de silence qu’il y a autour, cette impossibilité de rejoindre, où simplement l’écrit vient vers toi sans que tu détermines de quoi il s’agit… tu sais que ça te permet de compter un jour de plus  ».
Toutes ces voies poétiques s’interpénètrent grâce aux lectures faites décennie après décennie, se problématisent. Les procédures de ce transatlantisme sont ainsi décrites, d’écriture en écriture(s), les enjeux soulevés et exposés, les transferts entre les uns et les autres comme photographiés : notamment ce que fait la lecture de Zukofsky (l’auteur de l’immense A) à Jacques Roubaud et Anne-Marie Albiach, ce que Albiach, Royet-Journoud, Jabès, font à Rosemarie et Keith Waldrop (dont la création de leur maison d’édition Burning Deck) et à Paul Auster (« diagramme des livres que j’ai écrits »). Ce que les livres comme Testimony et Holocauste de Reznikoff bouleversent de la lecture d’Hocquard, Roubaud, Royet-Journoud, Viton, Giraudon, mais aussi ce que Spicer inspire à Cadiot, Scalapino à Alferi, ce que la langue française et les troubadours permettent à Stacy Doris de fictionnaliser. De même qu’il faut observer quels liens se tissent entre Di Manno, traducteur de Oppen, Williams, Rothenberg, Pound, et le renouveau d’une poésie lyrique épique.
Abigail Lang trace également avec un grand tact ce qu’elle appelle « l’effet sans doute le plus manifeste de “l’influence” américaine, qui est d’avoir précipité un tournant oral de la poésie française par le modèle de la lecture publique et de la performance ». Si l’on peut s’étonner que soit abordée dans un même élan la poésie dite « blanche » (une poésie de l’énoncé, de la proposition, grammaticale, attentive au blanc, à la page, aux typographies), de la poésie dite « sonore » (dont la volonté consiste à sortir du livre), il se trouve que chacune ne manque pas d’inscrire en elle toutes les potentialités vocales de l’écriture. Ces allers-retours entre pages et voix, dissonants parfois, n’empêchent pas de pointer ce qui se passa des années 80 à la fin des années 90 en France, depuis les rencontres qu’organisaient Hocquard et Hourcade à l’Abbaye de Royaumont aux traductions collectives qui avaient lieu au même endroit, à celles des lectures de l’ARC au Musée d’art moderne de la ville de Paris supervisées dès 1984 encore par Hocquard. Ce fut là un lieu de renouvellement incroyable de la lecture publique. On peut aussi évoquer ici comment l’émission « Poésie ininterrompue » produite par Royet-Journoud (de 75 à 79) pour Radio France permit une autre perception que l’on avait des activités poétiques internationales, dont états-uniennes. La Conversation transatlantique suit pas à pas les effets que firent ces mouvements d’exportation/importation sur une double praxis nettement reconnaissable aujourd’hui pas ses apports mutuels. C’est ce que Hocquard et Royet-Journoud appelèrent « une communauté à distance ». Les Notes pour Echo Lake (1993) et le livre Sun de Michael Palmer, par exemple, conduisirent Hocquard à traduire non seulement Palmer mais à élaborer un décalque français de Sun dans son livre Théorie des tables qu’immédiatement Palmer traduisit lui aussi. Fourcade trouve avec Palmer et Schuyler un « bas voltage » à sa poésie, notamment dans Rose-déclic (1984).
Mais il faut aussi compter sur ce que Abigail Lang nomme la renaissance de la « poetry reading ». Ce dont témoigne le poète Michael McClure en rappelant qu’à la date du 7 octobre 1955 on entendit Ginsberg déplier d’abord d’une « petite voix claire et intense  » son fameux Howl tandis que Kerouac lançait des « Go », des « Vas-y » qui eux-mêmes démultipliaient les beat et accéléraient le taping. Cette date, fondatrice, ouvre pour une série d’autres poètes à la géographie plurielle un espace par lequel va s’éprouver la charge orale de l’écriture : « Les Beats, les poètes du Black Montain College, de la San Francisco Renaissance et de la New York School remettent en cause le modèle poétique promu par le New Criticism qui sévit à l’Université, héritage sclérosé du formalisme russe et des théories de T.S. Eliot, mâtiné d’un conservatisme “agrarien” de bon ton et de bonne manière. Les New Criticism étudient le poème comme un objet éminemment littéraire, clos sur lui-même, dégagés des contingences historiques et biographiques  ».
Cette fonction instituée, la génération des années 30 s’en était déjà détournée (de Pound à Cummings, de Reznikoff à Oppen), et les mouvements qui leur succèdent s’y opposent frontalement. Afin d’interroger, ici-maintenant, la force intransitive de l’acte d’écriture. C’est là un véritable appareil d’enregistrement, autant à l’écoute d’un « comment dire » (Beckett) que des contextes sociaux et politiques qui s’élabore désormais pour eux. Expérimenter de nouveaux postulats, non-prédéterminés, mais actés par l’écriture elle-même, est ce que Barthes a appelé l’intransitivité du verbe « écrire ». C’est aussi l’« opening of the field  », pour reprendre le titre d’un livre de Duncan, que des poètes comme Creeley, Antin et bien d’autres du côté de la french connexion, explorent dans un rapport renouvelé entre l’écrit et l’oral. Rendant perceptible, et d’un mouvement presque simultané, la nécessité de l’attention scripturaire (syntaxe) et le recours à des voies prosaïques, ordinaires, parfois triviales, orales et quotidiennes, pour décontenancer et sortir la poésie de sa propre représentation. Pour essayer voir, et mettre la mariée à nue par ses célibataires même (Duchamp).

Emmanuel Laugier

La Conversation transatlantique
Les échanges franco-américains en poésie depuis 1968
Abigail Lang
Les Presses du réel, « L’écart absolu », 332 pages, 26

Bureaux sur l’atlantique Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°223 , mai 2021.
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