Milorad Pavić s’est fait connaître en 1984 par un best-seller érudit : le Dictionnaire khazar, « roman-lexique en 100 000 mots », avec ses deux exemplaires « masculin » et « féminin », et qui rompait de façon virtuose avec la lecture linéaire. Dans sa brève Autobiographie trouvable sur le site Internet de l’université de Bordeaux, l’écrivain serbe s’explique : « J’ai écrit un roman en forme de dictionnaire, un autre en forme de mots croisés, un troisième qui avait la forme d’une clepsydre et un quatrième qui était un livre-tarot. J’ai essayé d’être le moins ennuyeux possible avec ces romans. Je crois que le roman est une sorte de cancer – il vit de ses métastases ». La Boîte à écriture (1999), artistement édité par Le Nouvel Attila, s’inscrit dans cette constante de l’œuvre de Pavić décédé en 2009. La métaphore des métastases est ici utile : outre que le livre lui-même procède par strates, le lecteur de Paviććy reconnaîtra nombre de proliférations de ses autres romans : ainsi du Dictionnaire khazar dans « Les quarante-huit cartes postales », de la « clepsydre » de L’Envers du vent dans « Le compartiment tapissé d’étoffe », ou du « service à thé Wedgwood » de Paysage peint avec du thé dans « Le manuscrit de Paris enveloppé dans une bande dessinée anglaise ».
L’éditeur français n’a pas cédé à la facilité de l’anglais qui y joint un schéma de la « boîte », décrite au début du livre avec son « couvercle avec un soleil en laiton », ses trois niveaux, ses tiroirs intérieurs et extérieurs, son « compartiment tapissé d’étoffe », etc. Le choix, heureux, a été fait plutôt d’un jeu sur les couleurs des pages, la taille des polices, un grand prière d’insérer vert plié en quatre, des illustrations montrant les objets contenus dans la boîte, comme « une petite pipe de femme en argile », « un couteau », ou « un peu de sable rouge ». Et quantité d’autres moyens typographiques qui font du livre un labyrinthe où se perdre et un bric-à-brac où fouiller, une boîte noire à déchiffrer.
Un tel dispositif ne peut se résumer. Chaque partie de l’objet est scrupuleusement détaillée avant que l’on en sorte ce qu’elle recèle, comme « Les quarante-huit cartes postales » (mais seulement 44 timbres) du « niveau supérieur » : l’histoire d’une femme nue sous une fourrure, dont la chute surprendra. Du « niveau médian », on extraira de petites reliques du passé, mais aussi une curieuse boîte à musique aux sept mélodies : « Une pour chaque vent marin. Elle joue différemment selon le vent qui souffle ». Parce que cette boîte à écriture est une boîte marine, un de ces meubles odorants venus de loin et de jadis comme les contes des Mille et une Nuits. Rien d’étonnant alors à y trouver des histoires qui s’emboîtent en gigogne, se répondent, et des personnages qui resurgissent d’un tiroir quand on croyait en être débarrassés. Hérité du Dictionnaire khazar avec ses « chasseurs » et « lecteurs » de rêves, l’onirisme y est omniprésent. Ainsi que les parfums, pour lesquels les personnages féminins sont dotés d’un odorat hors du commun. Les histoires de couteaux et de duels rappelleront bien sûr Borges, mais un Borges moins prude, comme en témoigne, dans l’un des « petits compartiments noirs et blancs », ce « vieux sifflet en forme de phallus » : « Le sifflet sert à appeler l’esprit des morts. Le son est bizarre, quelque chose comme : « Kmt ! Kmt ! Kmt ! ». À son appel répondent les rêves glacés des âmes mortes quand ils se perdent dans les rêves des vivants pour s’y réchauffer ».
C’est que les morts aussi hantent le coffre, et avec eux la guerre : « Chaque fois que l’Europe tombe malade, elle cherche à soigner les Balkans ». Dans « Griotte au noyau d’or », qui se déroule en Bosnie sur fond de crimes, d’interrogatoires et de bourreaux, Pavić nous confie cette énigme : « Aussi ai-je écrit et publié ce livre intitulé Boîte à écriture. Dans l’un de ses tiroirs, j’ai déposé un petit papier pour lequel j’ai écrit pour la première fois le nom secret ». On l’y cherche, comme un petit pansement.
Jérôme Delclos
La Boîte à écriture
Milorad Pavić
Traduit du serbe par Maria Béjanovska,
Le Nouvel Attila, 176 pages, 24 €
Arts et lettres À quoi serbe une boîte
mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223
| par
Jérôme Delclos
Un objet-livre tenté par l’obsession du roman infini, qui contiendrait les autres de Milorad Pavić, et bien des choses encore.
Un livre
À quoi serbe une boîte
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°223
, mai 2021.