Leibniz, à la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », répondait Nihil est sine ratione, « Rien n’est sans raison ». Ainsi le « principe de raison suffisante » suffit-il à ne pas désespérer devant l’absurdité et l’injustice du monde. Julius Dump, « écrivain calamiteux », vient à Puttigny dans l’idée d’« écrire une bonne histoire ». Rien de tel que la campagne. Las : « Par ici, y a rien ». Mais « l’imagination, à Puttigny, essaie tant bien que mal de combler le vide », d’où fantasmes, rumeurs, et pour Julius le pressentiment que ce rien cache bien des choses inavouables. Dont un tableau de maître, sur lequel il commence à enquêter. Puttigny, chef-lieu de canton du néant où « les rues ont l’air d’un décor de cinéma », bourgade « conçue comme un trompe-l’œil », se révélera une centrifugeuse à mensonges tournant à plein régime. D’emblée pour l’arrivant, des rues désertes, mais d’où l’on vous espionne ; de plats champs de betteraves, mais bordés par un bois noir ; le bistrot de la Gare, mais sans gare ni train. Pour seule animation, parfois « une motocyclette » qui troue le silence : c’est « le Polnabébé » qui revient de Gournay avec le pain, des cigarettes.
Puttigny – le personnage principal de ce roman – se présente ainsi comme un bourg « propre et coquet » où jamais rien n’arrive, ni événement, ni visiteur. Jusqu’à ce que tout son monde se déchaîne quand Julius débarque au volant d’une Cadillac jaune citron, à la veille du bal de la fête foraine annuelle. Le monstre assoupi qu’est le village ouvre alors un œil et des drames enfouis depuis des décennies remontent, comme le ferait une fosse septique qui déborde. Julius est bientôt flanqué d’« Helnoute Ballo Détective diplômé », expert en « confirmation de soupçons » et qui se distingue par sa couardise et des remarques frappées au coin du bon sens : « La vérité ne remplit pas le frigo », « C’est de l’art, les cache-pots en macramé ! », ou encore « Ce n’est un secret pour personne, le verre à la main ajoute de la crédibilité au détective ».
Suivent disparition de personne, interrogatoires, affaires de mœurs, Bartelt se jouant de tous les codes du polar. À mesure que Julius et Helnoute tardent à retrouver le fameux tableau, on se demande s’il existe vraiment ou si l’on ne va pas nous refaire le coup de Chester Himes, quand le lecteur réalise, in fine, que c’est lui, « La reine des pommes ». Et si les habitants de Puttigny sont des athlètes du mensonge, il se pourrait que leur champion soit Franz Bartelt. Si bien que tout le roman se révèle à son tour être en trompe-l’œil, d’autant qu’il se superpose à celui que Dump, inspiré par son séjour à Puttigny, rédige comme son propre livre. L’oublie-t-on que Bartelt, avec une régularité de métronome, nous le rappelle en nous montrant Julius devant sa machine à écrire. Et l’on aura oublié ce dont pourtant Dump-Bartelt nous prévenait dès le début : « J’ai toujours eu un problème avec la vérité ».
Le roman noir « rural » est à la mode. Son travers commun est de caricaturer, voire ridiculiser les ruraux : parodie d’on ne sait quel parler paysan, crétins congénitaux, décors et situations stéréotypés. Ah, les braves gens ! qui par sa langue appartient bel et bien à la haute littérature (« noire » ou « blanche », qu’importe), se tient ailleurs ou au-dessus. C’est un roman qu’on relira, attentif à ses chausse-trappes pour le lecteur, ses clins d’œil, son atmosphère entre Audiard et Dhôtel.
Jérôme Delclos
Ah, les braves gens !
Franz Bartelt
Points, 291 pages, 7,50 €
Poches Métaphysique et comédie du rien
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Jérôme Delclos
Sous des allures de polar loufoque, un subtil roman philosophique dans un décor à la Dhôtel.
Un livre
Métaphysique et comédie du rien
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.