Faire l’auteur en régime néo-libéral : Rudiments de marketing littéraire
Dans son Philosophes à vendre, Lucien de Samosate imaginait une vente aux enchères des auteurs initiée par Zeus lui-même. Deux mille ans plus tard, le Dieu des dieux, c’est le « marché global », dans un contexte de crise de la librairie où la baisse des ventes contraint les éditeurs à publier plus, mais en plus petits tirages et avec une rotation plus rapide des titres. Si bien, déplore Jérôme Meizoz, que « La plupart des livres “tombent” très vite aux oubliettes ». Faire l’auteur en régime néo-libéral : loin du mythe du self-made-man devant sa page blanche dans la solitude de son bureau d’écrivain, le titre de cet essai s’entend ici dans l’idée que c’est l’économie du livre qui fabrique l‘auteur comme un produit, mais aussi dans celle que le marché, sa logique et ses lois, conditionnent sa « posture », sa façon, consciente ou non, de « faire l’auteur ».
L’essai débute par le plus visible : « L’exposition médiatique des écrivains ». Son intensification est la conséquence de « l’alignement de la littérature sur les grandes industries culturelles (cinéma, vidéo et musiques actuelles) », d’où résulte « un rapport nouveau des écrivains à l’argent et au métier, plus proche de celui d’artistes contemporains (…) que des coutumes héritées du champ littéraire ». Toutefois, pas moins de « 41 % des auteurs “professionnels”, soit environ 8000 personnes, gagnent moins que le SMIC », alors même que « le secteur du livre constitue la première industrie culturelle, avec un poids de 4,5 milliards d’euros et près de 80 000 emplois ». Au sein du marché, l’écriture, le plus souvent « second métier », peine à être considérée comme un travail, ce « sous l’influence d’une conception idéaliste et romantique de l’art ». Or, il s’agit bien de vendre, ce que confirme la montée en puissance de la grande distribution : comme le montre Meizoz avec les exemples de la FNAC, et de Payot Librairie qui en 2008 a élargi son offre aux articles de l’enseigne Nature & Découvertes, le livre y devient un produit de consommation de masse comme un autre, mais dont l’auteur reste le meilleur vendeur, dans une mise en scène de soi qui peut le conduire à devenir lui-même une « marque » (surtout si sa production entre dans les critères du best-seller selon les règles du Best-seller code, établi à partir de « l’algorithme propre aux 20 000 best-sellers des listes du New York Times, durant ces trente dernières années »).
Cette mutation ne va pas sans « ambivalences » : comment, pour Joël Dicker, résoudre la contradiction entre le statut de « défenseur de la littérature » qu’il revendique pour son roman à succès La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, et celui d’homme-sandwich qu’il devient en 2015 pour les marques Swiss et Citroën ? « Dans les deux cas, il s’agit de mettre une idée fantasmée de l’écrivain et de ses créations au service du marché, qu’il s’agisse du livre lui-même ou d’une voiture ». Le « parcours de refus » de Jean-Marc Lovay se lit en reflet inversé : propulsé par trois romans chez Gallimard mais périphérique, montagnard helvète menant « une vie dans les marges géographiques de la société suisse », Lovay est fatalement entraîné dans un « reflux éditorial » qui le reconduit en Suisse auprès d’un éditeur, Zoé, plus petit mais mieux adapté à sa liberté de créateur et à ses choix de vie. Question de posture, mais aussi d’intégrité.
Toutefois, un Lovay, un Philippe Artières, un duo comme Nomi Nomi, une Nathalie Quintane mais aussi, souligne Meizoz, les collectifs d’écrivains (Inculte, Mauvaise Troupe), les plateformes et blogs comme Diacritik, Remue.net, L’Autofictif, inventent des pratiques et des formes d’énonciation narratives certes dans le marché mais pas calibrées pour lui. De fait et heureusement, si la plupart des livres, en « régime néo-libéral », sont « conçus sur le mode des sticks de poisson », rien ne nous empêche encore de changer de régime alimentaire.
Jérôme Delclos
Faire l’auteur en régime néo-libéral :
Rudiments de marketing littéraire
Jérôme Meizoz
Slatkine, 254 p., 28 €