Hors cadre, hors norme. Ou plutôt définissant les siens propres, ce par quoi s’impose l’évidence d’une œuvre. Il aura fallu quatre ans d’écriture, auxquels s’est ajoutée plus d’une année de révision du texte, pour amener le petit millier de pages produites aux quelque six cents que forme aujourd’hui ce massif premier roman. Enfant de perdition de Pierre Chopinaud est une sorte de monstre, à proprement parler une chimère – par nature hétérogène –, où s’entrecroisent l’intime et le collectif, l’histoire et la légende, le désir et le désastre. Au centre, le narrateur, et le récit-fil rouge d’une progressive sortie de l’innocence : une enfance près de Lyon à la fin du XXe siècle, au sein d’une petite-bourgeoisie paysanne, sur « une hauteur lumineuse et douce » au milieu des vignes et des vergers. Puis les amitiés canailles et délinquantes avec ceux de la vallée, en contrebas, dans les miasmes de la ville industrielle « où s’étaient agglomérées en s’affrontant depuis plus d’un siècle toutes les races subalternes du Royaume, de la République et de l’Europe » : figures d’une altérité crasseuse et menaçante, donc réprouvée – comme « le rebut, les araignées, l’ignorance, la difformité » –, les Omar, Naïma, Mourad, cette « universelle bâtardise », forment une petite horde de ragazzi pasoliniens – enfants sauvages, abandonnés, fugueurs et orphelins, recréant au fond des bois « un monde sans loi aucune ». C’est par eux, dans les relents nauséabonds d’une histoire coloniale non digérée, dans la mémoire enfouie des blessures de l’exil, que le narrateur viendra au monde. Une naissance en forme d’effondrement intérieur quand, au détour d’une violente crise existentielle, le ciel se révélera définitivement inhabité : ni Dieu, ni loi – sinon celle du sang –, ni morale, ni justice. Le chaos. Le chaos seulement, sur lequel plane, tel un masque atroce de la figure du Mal, la face spectrale d’Adolf Hitler.
« Infantia », « Pueritia », « Adolescentia » : les trois grandes parties qui structurent la narration ont peut-être vocation à lui opposer le paravent de leur dépliement chronologique, depuis l’infans confondu dans la gangue maternelle jusqu’au corps transformé, et guerrier, de l’homme en devenir. Comme s’en défend peut-être aussi ce récit en forme de boucle, dont l’origine et l’horizon se confondent : ouvert par le retour du narrateur après deux ans passés dans une Bosnie exsangue – comme le fit Chopinaud à 18 ans, parti en 1999 à Skopje pour y travailler dans une ONG venant en aide aux réfugiés roms –, le roman s’achève au moment même de son départ. Mais sous cette linéarité de surface, à la fois droite et cercle, travaillent d’autres lignes de force – temporelles, géographiques, pulsionnelles – qui viennent littéralement la faire imploser. Et qui emportent le lecteur dans une traversée de l’histoire, de l’Histoire, des histoires, au cours d’une plongée hallucinée dans les tréfonds de la mémoire, sur les traces de Mars et de Vénus.
Car à...
Événement & Grand Fonds De l’impur
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Valérie Nigdélian
Roman initiatique ? Épopée ? Le premier roman de Pierre Chopinaud souffle son « verbe de feu et d’or » sur la guerre, la race et l’universel.
Un livre