Comme s’il redoutait que le lecteur se fourvoie, l’auteur a pris soin de lui laisser ce préambule lapidaire : « Dans cette histoire le sergent Getúlio conduit un prisonnier de Paulo Alfonso à Barra dos Coqueiros. » Nous voici donc installés dans le Nordeste du Brésil. Un Brésil dépourvu de tout exotisme, avec seulement « plantes et femmes nuisibles, possibilitant des plaies ; bestioles sournoises, fourmis, scorpions, tiques, faut voir ». Qui pire est, en ce début des années 1950 (sur fond de campagne électorale) : gangrené par la violence et la corruption. C’est d’ailleurs un prisonnier politique que le sergent (de la police militaire) va escorter sur près de 200 km. Ou plus exactement : un concurrent de son patron, que ce dernier a fait arrêter pour le réduire au silence.
Dès le début, c’est le sergent lui-même qui s’adresse à nous, dans un monologue qui s’achèvera à la dernière page sur des associations sonores qui rappellent le Finnegans Wake de Joyce. Un monologue complètement délirant grâce auquel nous découvrons un homme « qui n’a guère d’instruction », et dont les manières sont celles d’une brute. Une brutalité qui s’exprime d’abord avec un voleur : « On l’a amarré derrière une voiture et on l’a traîné tout autour. Les restes on les a jetés dans le marais. » Puis avec sa petite amie, enceinte, qu’il poignarde parce qu’elle l’a trompé.
En chemin, Getúlio s’abandonne très vite aux confidences, nous confiant à peu près tout ce qui lui passe par la tête (là où les choses « se confusionnent » méchamment chez lui), du plus futile jusqu’aux considérations métaphysiques. C’est avec la violence que le sergent atteint des sommets. Lorsque lui arrive le contre-ordre qui lui enjoint de libérer le prisonnier (ce qu’il refusera de faire jusqu’au bout), il imagine mettre l’homme à la torture. Par exemple en lui donnant du gros sel jusqu’à ce que ses reins pourrissent. Ou en jetant une braise dans sa bouche, qu’il maintiendrait fermée. Ou en le pendant à un arbre la tête en bas, plongée dans une barrique pleine de sable fin. Et quand il cède à la violence pure, c’est à un véritable déchaînement que nous assistons. Après avoir décapité un lieutenant qui l’a traité de cocu, il s’occupe personnellement du prisonnier pour le contraindre au silence : « Bon, le crevard ne cria pas deux fois, parce que j’allai sur lui et je lui donnai une paire de coups dans la gueule avec le canon de mon arme et ensuite je lui tapai la tête par terre avec le talon de ma botte et je frottai, je frottai jusqu’à ce qu’il se ramollisse et je lui envoyai deux coups de pied dans les reins pour compléter et lui, je crois qu’il trouva mieux de se tenir tranquille. »
Nous aurons encore le temps de croiser un drôle de curé, dont les principes ont peu à voir avec ceux d’un homme d’Église : autant il trouve correct qu’on donne des coups à quelqu’un, qu’on lui arrache un œil dans la bagarre (« presque sans le vouloir, ça arrive »), mais lorsque le sergent s’imagine décapiter le prisonnier et jouer au foot avec sa tête, notre curé sort enfin de sa réserve : « Sergent, nous perdons notre calme. »
Sergent Getúlio (paru en 1971) est un roman sans intrigue, et c’est tant mieux car cette absence nous permet de mieux goûter le soliloque du sergent. Une merveille de logorrhée dans laquelle le militaire nous montre l’étendue de sa bêtise, jusqu’à ses approximations lexicales : « Si on mène l’homme à Aracajou, ça va être une pothéose de tirs ».
João Ubaldo Ribeiro a réalisé ici un véritable tour de force : faire tenir un livre entier dans ce monologue débraillé, qui tient debout nous ne savons trop comment, avec ses immenses blocs de prose sans retour à la ligne qui s’étirent parfois sur presque 20 pages. Tout en nous arrachant des éclats de rire, car c’est souvent drôle, mais drôle toujours du même humour noir et grinçant. En nous malmenant avec cette violence gratuite qui dépasse les limites du raisonnable. Et parfois en suscitant chez le lecteur un semblant d’empathie pour cet homme qui ne peut même pas s’offrir le luxe de disparaître : « Comment je peux disparaître si premièrement je suis moi et je continue à me voir toujours, je ne peux pas disparaître de moi et moi étant là je suis toujours là, jamais je ne peux disparaître. Ceux qui disparaissent, c’est les autres, soi jamais. »
Et peut-être finalement est-ce un drame humain qui se joue ici. Le drame d’un homme condamné à composer avec ce qu’il est, incapable d’échapper à lui-même et à ce que la vie a fait de lui. Un drame, en somme, qui est notre lot commun.
Didier Garcia
Sergent Getúlio, de João Ubaldo Ribeiro
Traduit du portugais (Brésil) par Alice Raillard,
L’Imaginaire, 182 pages, 7,65 €
Intemporels Violences naturelles
février 2020 | Le Matricule des Anges n°210
| par
Didier Garcia
Sergent Getúlio, du Brésilien João Ubaldo Ribeiro (1941-2014), présente une singulière odyssée, aussi bien géographique que verbale.
Un livre
Violences naturelles
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°210
, février 2020.