Saturée d’impalpable et de magnétisme l’écriture de Sandra Moussempès, et tissée des hauts mystères de ce que la voix fait au lecteur ou à l’auditeur. « Boucles de voix off pour film fantôme » annonce le sous-titre de son nouveau livre, Cinéma de l’affect se décline en sept séquences. Elles scandent les différentes étapes d’une déambulation parmi des dispositifs sonores, visuels et sensoriels interrogeant le devenir des enregistrements, les « mémoires archivées de ce dont personne ne se souvient », et les stratégies émotives latentes ou réelles que recèlent les magnétophones des années 80 aux allures de « petits coffres-forts hypnotiques », les anciens répondeurs téléphoniques et autres gramophones ou dictaphones.
S’emparant de leur pouvoir de fascination et de leur potentiel de révélation, l’auteure, avec un sens consommé de l’anamorphose, joue de bandes-son et d’images pour installer un univers singulier d’atmosphères – « La revanche du gramophone » ; « Le Muséum des tessitures flottantes » ; « Petites extorsions de voix embaumées »… – et proposer des dispositifs de capture / captation qui sont autant de propositions de formes s’ouvrant au perturbant, aux effets d’étrangeté et à la sorcellerie évocatoire propre aux voix comme aux phénomènes de rédemption du perdu. « Je suis un langage dont tu es le dispositif sonore ».
En mariant données autobiographiques, bribes de récit érotique, bouts de film et lambeaux de dialogues à sa tendance naturelle au mysticisme, Sandra Moussempès se livre et se délivre, donne corps aux processus de hantise qui gouvernent son écriture. Écrire, pour elle, c’est se mettre nue devant des fantômes, c’est inventer une grammaire aussi transversale que visuelle grâce à laquelle déchiffrer les relations qu’elle perçoit entre ses goûts et ses désirs, ses obsessions et ses fascinations. Elle écrit pour voir les voix, débusquer les « non-dits qui imprègnent nos dires », saisir la façon dont l’éros peut trouver refuge dans la voix. Et pour se poursuivre elle-même, dans l’écart, dans les fragments d’un miroir en éclats, dans l’inflexion des voix chères qui se sont tues (Verlaine). Telle celle de son arrière-grand-tante, Angelica Pandolfini, une célèbre cantatrice sicilienne dont elle a découvert, sur YouTube, la voix enregistrée en 1903. « Son timbre ressemblait au mien » ; « J’ai essayé plus tard de retrouver sa voix dans la mienne ».
Plus que troublée par ce qui, des générations passées, remonte à la surface, et par le processus de passage de relais, de transmission, dont elle est partie prenante, elle dénude les apparences, s’ouvre à l’inexplicable comme aux absences entourées de présence. « J’ai commencé à chanter quand j’ai senti qu’il fallait se taire // Après la mort de mon père qui désirait que je sois chanteuse d’opéra, (…), je suis devenue chanteuse de façon clandestine, le chant s’est transformé en voix, le timbre en écriture revenue à la voix sans que la voix y succombe ». Une aventure d’écrire qui commence donc là où elle est restée sans voix. La poésie est venue avec le besoin, bien plus tard, de confier à la voix le retentissement des événements qui la contraignirent au silence. C’est qu’il faut du temps pour que l’instant ou l’événement qui nous a marqués retrouve sa voix. Une voix capable de répercuter en les déplaçant, en les décontextualisant, la marque, l’empreinte, le signe qu’ils ont laissés en nous. D’où une écriture qui procède par transferts métaphoriques : « Il s’agit de métaphore phonétique relatant des secrets de famille puis se divisant en cercles visuels et auditifs parfois même olfactifs ». En cherchant à libérer des « silences séquestrés », à faire advenir les morceaux d’un moi plus ou moins transfiguré, à retrouver un peu d’une intégrité perdue, c’est la figure d’un infigurable qu’elle ne cesse de dessiner. « Finalement ce que je peins, cette thérapie solaire par le son, je la rêve je la conçois ».
Entre catharsis et performance, c’est la matière-émotion de la voix que Sandra Moussempès cherche d’abord à habiter. Pour en faire partager les affects corporels, pour donner à entendre sa musique insoupçonnée, celle qu’il s’agit d’entendre avec autre chose que l’oreille de chair. Qui n’est qu’effets de présence, ricochets de résonances trans-temporelles, éros phonatoire, jouissance exaltante qui peut aussi rendre fou. Un débordement d’énergies instables que la poésie de Sandra Moussempès distille en éclats épiphaniques d’instants troubles, de moments fugitifs qu’elle fait entrer en résonance avec le présent de l’écriture.
Richard Blin
Cinéma de l’affect, de Sandra Moussempès,
Éditions de l’Attente, 104 pages, 13 €
Poésie La chair de la voix
février 2020 | Le Matricule des Anges n°210
| par
Richard Blin
Entre exorcisme et théâtre vocal, la poésie de Sandra Moussempès donne présence aux forces qui sont à l’œuvre dans la matière de la voix.
Un livre
La chair de la voix
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°210
, février 2020.