Qui eût cru que celui qui annonça la mort de Dieu ait pu écrire tant de louanges et prières religieuses ? Ce sont des vers de circonstance, lors d’un anniversaire : « Louons Dieu le père des mortels humains / Car en ce jour il nous prépare une joie tous les ans renouvelée ». Il n’était qu’un adolescent allemand plongé dans la culture du milieu du XIXe siècle. Poèmes patriotiques et mythologiques, tels L’Enlèvement de Proserpine et Persée et Andromède, sujets guerriers, célébrations de la nature ; rien là de tourneboulant et qui puisse annoncer le philosophe de Sils-Maria. Cependant, en ce qui est une sorte de journal de l’émotion et de la curiosité, l’on mesure combien la formation d’un intellectuel soudain brillant à l’occasion de son premier livre, La Naissance de la tragédie, emprunte de chemins au cours de sa formation. Aussi cette publication absolument intégrale des Poèmes complets, de surcroît bilingue, est-elle un événement, y compris en langue allemande, où les recueils ont été jusque-là, comme en France, de bric et de broc.
Il est bon qu’au rebours d’une certaine tradition française le traducteur, Guillaume Métayer, use le plus souvent possible de vers rimés avec soin : une « esquisse de fidélité musicale », dit-il avec modestie. L’auteur du Gai savoir le confirme : « Rythme au début, rime pour finir, / Et pour âme la musique : / Ce gazouillement angélique / S’appelle un chant, ce qui veut dire : / Les mots comme musique. »
Le recueil s’ouvre sur les « poèmes publiés par Nietzsche », reprend avec les « poèmes de jeunesse » (1854-1870), ceux de 1871-1882, puis propose ceux de « l’époque de Zarathoustra », pour se fermer sur les « derniers poèmes » jusqu’en 1889, à la veille de la folie de Turin. Du romantisme au symbolisme, en passant par un farouche anti-romantisme, le lyrisme se déploie en accord avec la pensée, car cette poésie est loin d’être marginale au regard de la philosophie. Dès l’abord l’on ne peut qu’être étonné de l’absence quasi totale de l’amour. Nietzsche y préfère l’amitié et la solitude. Les paysages, souvent tempétueux, les oiseaux sont également prisés. Alors qu’à l’occasion de son premier essai sur le théâtre apollinien et dionysiaque, philologie et philosophie l’éloignent de l’écriture poétique, il y revient lors des versets d’Ainsi parlait Zarathoustra et lors des vers libres des Dithyrambes de Dionysos. Dans lesquels il célèbre la figure du poète : « aquilines, panthérines / sont les ardeurs du poète, / sont tes ardeurs, sous mille masques, / toi le fou ! toi le poète ! »
À côté de strophes légères et facétieuses, comme « À tout kilo d’amour, joins / Un grain d’autodérision ! », nombre de vers des dernières années ont l’intensité de l’aphorisme : « veux-tu être simplement / le singe de ton dieu ? » Ou encore : « Notre chasse à la vérité – / est-elle une chasse au bonheur ? » Le philosophe de la transmutation des valeurs et de Par-delà le bien et le mal transparaît : « Bien et mal sont les préjugés / De Dieu, dit le serpent avant de détaler ». Il s’agit bien de poésie philosophique, dans la tradition de Schiller, lorsque dans une ode À la mélancolie, il dénonce la trop humaine humanité : « Partout, la pulsion de meurtre aux dents grinçantes / Siffle, cruel désir de s’adjuger la vie ! »
Selon une profession de foi de 1877, « L’artiste doit avoir l’art pour seul aliment ». Artiste controversé de la philosophie, pour s’être fait indûment dérober son concept du surhomme par le nazisme, et victime de l’antisémitisme de sa sœur Elisabeth, qui fabriqua une Volonté de puissance qui n’existe pas – pour reprendre le titre du philosophe Giorgio Colli – Nietzsche reste un authentique poète, à une altitude qui dépasse toutes les réductions politiques.
Thierry Guinhut
Poèmes complets, de Friedrich Nietzsche
Traduit de l’allemand par Guillaume
Métayer, Les Belles lettres, 944 p., 45 €
Poésie « toi le fou ! toi le poète ! »
juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205
| par
Thierry Guinhut
De l’adolescence au philosophe de Zarathoustra, l’événement des poèmes enfin complets de Nietzsche.
Un livre
« toi le fou ! toi le poète ! »
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°205
, juillet 2019.