Parmi les dialogues les plus marquants de Shoah, nous gardons le souvenir de ces rescapés du Sonderkommando qui racontent à Claude Lanzmann comment ils devaient effectuer leur tâche inhumaine : récupérer les cadavres de ceux qui, Juifs comme eux, venaient d’être assassinés dans les chambres à gaz, puis les brûler, afin qu’ils ne soient plus que cendres, totalement effacés alors. « Mais qu’est-ce qui a pu amener Lanzmann et le groupe de rescapés (…) à la colonie de Ben Shemen, située à côté de Lod ? » s’interroge Elias Khoury. « Il est certain que Lanzmann ne connaissait pas l’existence du ghetto palestinien à Lod, même si les échos de la grande expulsion de 1948 lui étaient parvenus ». Il ne pouvait pas savoir non plus qu’à Lod (Lydda en hébreu) « une nouvelle catégorie de Sonderkommando » avait dû, à son tour, enterrer les victimes, tuées par des soldats juifs, de la nouvelle catastrophe, la Nakba. Que signifie ce hasard ? N’est-il pas inutile ou obscène d’y chercher un sens ? Peut-il « dévoiler la stupidité du mal, la naïveté des hommes et la folie de l’histoire » ? Ou bien est-ce que cela « signale le destin de la question juive portée par le mouvement sioniste, en métamorphosant les victimes juives en bourreaux, en détruisant la philosophie de l’exil existentiel juif et en offrant l’exil à ses victimes palestiniennes » ?
Ce n’est qu’à l’issue de plus de trois cents pages, et au terme de son existence, que le narrateur du roman d’Elias Khoury parvient à formuler ces questions. Orphelin abandonné durant l’exode des Palestiniens, et les marches de la mort que certains eurent à subir, il fut recueilli dans ce ghetto de Lod, après que la plus grande partie des habitants avait dû fuir, et prénommé Adam. Exilé à New York, sentant la mort approcher, il se retourne vers ces jours très lointains et tente de reconstruire, pièce à pièce, sa mémoire. Elias Khoury semble confronté à un défi aussi imposant : ce n’est que progressivement, semble-t-il, qu’il parvient à donner la parole à son personnage, comme si lui-même craignait de l’entendre. Il commence, dans une préface, par reprendre l’invention classique du manuscrit trouvé et raconte par quelle succession de hasards et de rencontres il lui est parvenu. Puis son personnage, Adam, explique, dans une « Préface-testament » pourquoi il a d’abord tenté d’écrire ce qu’il a vécu sous une forme allégorique : c’est ce récit, intitulé « Le coffret de l’amour » que nous lisons à la suite. Nous y découvrons Waddâh al-Yaman, « poète, amoureux et martyr de l’amour » qui consentit, pour sa Dame, à se laisser enfermer dans un coffre… où il finit par mourir. Ce n’est qu’après ces détours – mais ce roman dans le roman annonce, par un système d’échos discrets, ce que nous lirons ensuite – qu’Adam, enfin, mais avec encore bien des difficultés encore, remontera le fil de son existence jusqu’aux jours du ghetto.
L’écriture de Khoury se déploie alors avec toute sa richesse, telle que nous avions pu la découvrir dans La Porte du soleil notamment. L’acuité des analyses historiques, la sensualité des descriptions, la poésie des métaphores, la complexité des sentiments qui déchirent Adam concourent à tisser ce texte bouleversant. Tissu de scènes, éclats de mémoire (comme on parle d’éclats d’obus) ainsi rassemblés pour dire l’omniprésence de la mort, le désespoir et le deuil, mais aussi les tentatives de résistance face à la destruction que les ennemis voudraient totale. Nous voyons alors, avec effroi et pitié, « l’enfant trouvé sous l’olivier », « la caravane de la mort », « des cadavres déchiquetés éclaboussant les murs de la mosquée Dalmach, des lambeaux de chair humaine répandus dans les rues, du bétail en perdition, des mouches qui dévoraient les morts comme les vivants ». Mais Adam ne cesse de vouloir trouver un sens, pénétrer plus profondément ce qui pourrait n’être qu’un chaos : « Je n’exhume pas le passé par nostalgie, car j’abhorre la nostalgie, je m’abandonne à ma mémoire qui est en train de régler ses comptes avec moi avant qu’elle ne disparaisse en même temps que moi ». Et quand, dans les dernières pages, il tente de répondre à la question cruciale que nous avons citée au-dessus, loin d’être péremptoire, il ne fait que prolonger l’énigme : « Je ne connais pas la réponse, je vous assure, mais je sais que je suis triste à mourir, comme l’a dit Jésus de Nazareth, prévoyant le destin du fils de l’homme ».
Thierry Cecille
Les Enfants du ghetto, d’Elias Khoury
Traduit de l’arabe (Liban) par Rania
Samara, Actes Sud/Sindbad, 368 p., 23 €
Domaine étranger La mémoire crucifiée
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Thierry Cecille
L’exil des Palestiniens, commencé en 1948, dure toujours : Elias Khoury invente un nouvel Adam, fils de la terre, pour raconter comment celle-ci leur fut volée, dans le sang et les larmes.
Un livre
La mémoire crucifiée
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.