Une amie me reproche le côté un peu désespérant de cette chronique. Je vais donc aujourd’hui vous parler de l’espoir. Je vous l’ai déjà raconté. Dans une conversation rapportée par Walter Benjamin, Kafka et Max Brod évoquaient la catastrophe qui s’annonçait en Europe. « Il y aurait donc de l’espoir en dehors de ce monde et de la forme sous laquelle il se manifeste à nous ? », interrogeait ce dernier, à quoi répondait le premier : « Ah, assez d’espoir, une quantité infinie d’espoir – mais pas pour nous. » Mais l’absence d’espoir ne fait pas nécessairement un désespoir, elle est même à l’origine d’une certaine forme d’allégresse chez Kafka, chez ses personnages les plus étranges, les fous ou les aides, « les inachevés ou les maladroits ». C’est ce que dit Benjamin.
Je vous ai déjà parlé de sa philosophie de l’histoire. Ce qui reste d’inaccompli dans le présent, il propose d’en trouver l’origine oubliée. À partir de là on pourrait se tourner vers un futur. Depuis les ratages du passé, les gestes sans issues et maladroits, les vaines tentatives, les révoltes avortées. Du point de vue des vaincus, des humiliés, des « perdants ». Car si l’on y prête attention leurs échecs seraient une chance.
Dans Là où le cœur attend, et par d’autres chemins, Frédéric Boyer dans une méditation sur l’espérance pose lui aussi le désespoir comme préalable à tout espoir. Son catholicisme me rappelle une discussion avec un moine. Plus on s’approche de Dieu, me disait-il, moins on sait qui il est. Rien de figé chez cet auteur, mais au contraire un élan de réflexion ouverte, chercheuse, aimante, j’allais dire : amoureuse. Emportée. Il prend la lettre à la lettre. Son érudition sur la Bible la lui donne à lire dans sa plus claire nudité.
Que dit-il ? D’une part, l’espoir se rapporte à un objet réel. On espère quelque chose de concret, de matériel. D’autre part, l’espérance ne se fonde, comme l’amour, que d’un manque. Elle se conjugue au présent mais ne s’autorise d’aucune réalité. Elle ne s’arrime qu’à l’irréel de ce qu’elle vise. Dans un monde obsédé par le résultat, l’objectivable, l’évaluable, elle nous amène à considérer « ce que nous n’avons pas encore, ce que nous ne sommes pas encore ». Elle constitue une réserve de chimères et de rêves impossibles dans un monde saturé de possible. Un réservoir d’interrogation.
Comme, dit-il, le fait remarquer l’apôtre Paul : « une fois que nous sommes en mesure de voir ce que nous espérons, ce n’est plus l’espérance ! » Et c’est au cœur de la nuit, là où le cœur attend, non loin de la fin et de la destruction, c’est quand il n’y a plus d’espoir qu’une espérance serait possible. C’est de là qu’il faut partir, de ce qui fait défaut. Et cela, pour Frédéric Boyer, renvoie à la traduction. Et à la littérature donc. Ce qui importe, à certains moments d’effondrement, dans certaines nuits qu’il nous arrive de traverser, c’est de pouvoir nommer, interpréter, trouver une valeur de signe, métaphoriser en somme. Relancer la signification là où elle manque, à partir de ce manque.
Notre devoir, dit-il, serait aujourd’hui d’écouter les espérances de ceux à qui notre société ne laisse aucun espoir, les réfugiés, les sans-papiers, les « déshérités ». « Les formes contemporaines de l’abandon économique et social des territoires, dit-il, des lieux de vie, des personnes, des communautés, la précarisation des activités, des métiers, des services, revient à déposséder les vies de leur puissance d’espérer, c’est-à-dire de leur capacité à se comprendre. » Notre tâche, selon lui, serait de « déclore le temps » où nous sommes enfermés. Sa méditation sur Job le dit bien : c’est d’une dépossession qu’il faut partir, hors de toute représentation. À partir de ce qui reste quand il ne reste plus rien.
On connaît la réponse que Dieu fit à Job. Qui es-tu pour te lamenter, lui répond-il ? Où étais-tu quand j’ai créé le monde ? À son étroit malheur il lui oppose que l’humanité n’est pas toute la création. Mais on pourrait répondre aujourd’hui à Dieu que le monde dans lequel nous vivons, de moins en moins infini, est maintenant rétroagi par les activités de l’homme. Ce dernier à la place du monde a rendez-vous avec lui-même. L’air, les océans, les glaciers, le climat, à l’ère de la géohistoire où nous sommes entrés, à l’époque de l’Anthropocène, ne renvoient l’homme qu’à sa responsabilité.
Je vois mon amie qui sourcille. Vais-je encore vous parler du danger sans mesure que, si nous ne changeons pas nos manières de vivre et de penser, représente le changement climatique pour l’humanité ? J’allais opposer cet argument à l’espérance de Frédéric Boyer. Mais par avance il commence à me répondre : « Posséder comme si nous ne possédions pas, voilà la bonne position stratégique, ironique, pour déjouer un usage mortifère du monde. » Et vous, qu’en pensez-vous ? Qu’espérez-vous ?
Xavier Person
Là où le cœur attend, de Frédéric Boyer, P.O.L, 189 pages, 15 €
Quartier libre L’espoir fait vivre
novembre 2017 | Le Matricule des Anges n°188
| par
Xavier Person
Un livre
L’espoir fait vivre
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°188
, novembre 2017.