Tous ces livres qui s’accumulent, se dit-on parfois, ces bibliothèques surchargées, ces piles vacillantes. Pourquoi lire un livre en plus ? En ajouter un à la liste de ceux que nous avons lus, pour quoi faire ? De quoi avons-nous peur, à ériger ces murs de livres ? Quelle béance voulons-nous combler ? De quel vertige espérons-nous nous déprendre ? Lire serait-il devenu un but en soi, un fétichisme ou un leurre à notre désir ?
Plus qu’un livre en plus, ne pourrions-nous pas lire un livre en moins ? Comment dire ? Plus qu’un livre plein de son écriture, de sa confiance en la littérature, dans les histoires qu’il raconte, les idées qu’il énonce, nous rêverions d’un livre un peu nu, comme précaire. Il ne nous envahirait pas de lui-même, mais ouvrirait une brèche qu’il ne chercherait pas à combler. Il ne cacherait pas le vide au-dessus duquel, sur des sentiers étroits, il nous inviterait à marcher.
Sur le quai d’Austerlitz, à Paris, nous raconte Sidérer, considérer, le mince et lumineux livre de Marielle Macé que je viens d’extraire de ma pile des livres en retard, un camp de migrants et de réfugiés s’est installé, discret, peu visible et pourtant là, au bord de la Seine, en bordure de notre vie dans la ville. Quoi de plus dérangeant que de voir là ce campement, en contrebas de la Cité de la mode et du design, sous un escalier conduisant à une sorte de discothèque, mais aussi, et surtout, à quelques dizaines de mètres de la BNF, tout près de cette imposante architecture représentant ces quatre livres qui ne sont pas à lire, mais qui sont pleins de livres entreposés, à peu près là aussi où, au 43 quai de la Gare, pendant la guerre, les SS avaient ouvert le « camp annexe d’Austerlitz ». Près de la gare d’où étaient partis les premiers convois de déportés se trouvaient entreposés les biens volés aux Juifs. Dans une « sorte de magasin général nazi » étaient rassemblés les livres, les objets, les collections en transit pour l’Allemagne. À la suite de W.G. Sebald, qui dans Austerlitz avait évoqué la troublante coïncidence faisant se toucher l’emplacement de l’actuelle bibliothèque et celui où se trouvait l’entrepôt, Marielle Macé s’interroge sur ce sidérant voisinage.
Et la question qu’elle pose, que nous avons à nous poser, nous qui chaque jour côtoyons ceux qui, précarisés, campent au bord de notre vie, c’est : que faisons-nous de notre étonnement ? Sidus, sideris, la sidération vient de l’étoile, de l’influence néfaste des astres, qui donna desiderare, désirer, éprouver un manque, mais aussi considerare, contempler les astres. De notre sidération, Marielle Macé nous invite à faire une considération : ces migrants, prêtons-y attention comme lorsqu’il s’agissait de déchiffrer dans le ciel un avenir, « avec intensité, scrupule, patience » ?
Ce à quoi nous invite ce livre : voir des vies, d’autres vies que la nôtre, de sorte qu’on ne pourra pas ne pas agir. Car nous côtoyons des étoiles, chaque jour. Nous frôlons des astres. Le sens du voisinage est, rappelle-t-elle, le fondement de la démocratie. Plus qu’une chose qui en soi serait la société, « il n’y a que des mouvements d’aller vers ou de s’en abstenir ».
Sidérer, considérer cite Malraux et son idée d’un homme précaire, que regarderait la culture à présent. L’enjeu de la littérature serait dès lors de s’adresser à l’humanité vulnérable du lecteur, à ce point où la vie du migrant pourrait être la sienne. Écrivant cela, et pourtant ceci n’a rien à voir, je pense au livre de Marie de Quatrebarbes, Gommage de tête.
Il y a certes quelque chose d’irritant dans la manière qu’à sa poésie de se constituer en objet énigmatique hyper subtil. Mais en même temps, n’atteignent-ils pas un certain niveau de vulnérabilité, ces poèmes qui semblent écrits au bord de leur effacement. De sidérants rapprochements s’y font, d’improbables formulations nous déroutent, et à la fin que reste-t-il ? Cela serait un peu comme lire avec une gomme. J’ai noté qu’il était question d’enlacer des morts à un moment, mais dans le vers d’après une île avait disparu. N’étais-je pas en train de lire un livre en moins ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous désirons deviner un sens inouï au poème – et celui-ci, notre désir du poème, n’est qu’une fragile cabane. Mais notre considération, ne pourrions-nous pas, aussi bien, la destiner à ceux qui campent sous nos yeux ?
Sidérer, considérer, de Marielle Macé, Verdier, 67 pages, 6,50 €
Gommage de tête, de Marie de Quatrebarbes, Éric Pesty éditeur, 69 pages, 13 €
Quartier libre Le regret des étoiles
février 2018 | Le Matricule des Anges n°190
| par
Xavier Person
Des livres
Le regret des étoiles
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°190
, février 2018.