Toujours plus nombreux, les migrants, ou plutôt ceux que l’on désigne comme tels (déplacés, exilés, réfugiés), se pressent, jetés sur les routes de l’exil, aux portes de l’Europe, espérant tant et plus de nos supposées « contrées d’éclat et d’abondance ». Deux livres nous exhortent à les aider. Frères migrants, celui de Patrick Chamoiseau, l’écrivain caribéen qu’on ne présente plus, nous dit pourquoi. L’autre, Les Ancêtres ne prennent pas l’avion, d’une psychologue clinicienne, Pascale Ruffel, nous montre comment. Ce double point de vue ouvre bien des questions. Comme on ouvre un tombeau mais aussi une voie, un chemin. Paru avant l’été, le livre de Chamoiseau a fait l’unanimité. On la partage : voilà un livre puissamment inspiré qui, devant la situation faite aux migrants, fait fond sur l’urgence « d’enthousiasmer une autre vision du monde et de son devenir ». Tout à la fois indignation et incantation, réquisitoire et réflexion, il joue sur plusieurs registres et de plusieurs humeurs, passant du désenchantement le plus profond à l’exaltation la plus communicative, toujours dans l’idée d’éclairer les esprits. Chamoiseau en appelle aux lucioles, un signe pasolinien qu’on retrouve aussi chez Césaire. À travers ce symbole d’illumination, il fait allusion à cet aiguillon intérieur qui doit nous porter vers autrui comme un pari sur l’avenir : « Considérer que chaque vie est élan vers chaque vie. Que chaque vie ne peut que prendre soin de la vie. Rester sensible à ce que l’idée de l’humain, le nom d’humanité, a de plus humble et de plus lumineux ».
De bienveillance et de sollicitude il est également question dans le texte de Pascale Ruffel. Son expérience au sein d’un centre d’hébergement provisoire nantais l’a conduite elle aussi, mais tout autrement on va le voir, à un témoignage qui l’a éclairée sur elle-même : « il y a là occasion à rechercher en soi des lumières que l’on ignorait et à s’en émerveiller ». Des visages venus des quatre coins du monde lui ont fait face et elle raconte ces rencontres qui l’ont marquée. Elle décrit des existences fantomatiques, mutiques, des êtres qui paraissent chercher en eux les traces ou les débris d’un monde disparu, enfoui. Au cœur de chaque histoire se cache un secret ou une aspiration qui ne peut se dire que de façon fragmentaire. Son questionnement aborde la verbalisation des violences subies, l’enjeu de la transmission au-delà de l’hospitalité reçue, les ressorts psychiques du déracinement. Cette psychologue tourne ainsi autour du thème de l’identité, qui se nourrit toujours d’une langue, de souvenirs, de rêves. Lorsqu’un individu en est privé, que lui reste-t-il, que peut-il espérer ? En entremêlant les récits des uns, poignants, à ses propres interrogations et doutes, elle médite sur la condition humaine.
La modestie du propos de cette praticienne de l’adversité contraste d’ailleurs avec l’éloquence, voire la grandiloquence de Chamoiseau qui peut parfois donner l’impression de se payer de mots. Loin de nous l’idée de critiquer sa ferveur, simplement elle peut, au regard de la complexité sur le terrain de l’accueil concret des migrants, être problématique. Que Frères migrants soit un livre de sagesse et de combat mêlé n’empêche pas cet embarras. N’adoptant jamais une position en surplomb et parce qu’elle dresse des portraits tremblés, Pascale Ruffel fait donc entendre une parole plus incarnée, plus humble. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’opposer artificiellement ces deux ouvrages de natures différentes mais d’en mieux saisir les particularités. Que Chamoiseau défende ardemment un idéal au nom de grands principes ne doit pas faire oublier la difficulté qu’il y a à prendre en charge, au jour le jour, la détresse des migrants. Se plaçant, pour elle, sous le patronage des poètes (Sachs, Celan, Darwich…) et invoquant, pour lui, la pensée du Divers et de l’Ouvert d’Édouard Glissant, ces deux auteurs se rejoignent dans ce qu’ils prônent : une éthique de la relation et « du vivre-monde » (pour lui) et une éthique de la simplicité irriguée par une parole thérapeutique (pour elle) qui incitent à « reprendre les chemins de l’humanisation » (Ruffel), à œuvrer en faveur d’une « politique du soin » (Chamoiseau).
Anthony Dufraisse
Frères migrants, de Patrick Chamoiseau, Seuil, 137 pages, 12 €
et Les Ancêtres ne prennent pas l’avion, de Pascale Ruffel,
Joca Seria, 123 pages, 17 €
Domaine français Au défi des réfugiés
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Anthony Dufraisse
Face à la crise des migrants, deux textes en appellent à un sursaut d’humanité et à des imaginaires partagés.
Des livres
Au défi des réfugiés
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.