Jakuta Alikavazovic, l'amour en temps de guerre
On avait donc convenu de cela : après deux heures d’entretien à débroussailler les chemins qui ont conduit Jakuta Alikavazovic sur les routes de la littérature, on prendrait le temps – et le clavier – pour continuer l’entretien autour de l’œuvre par envois successifs de mails. On savait la jeune femme encline à peser les mots, à laisser la pensée faire son parcours avant de répondre à une question, et, plus encore, à une question concernant son œuvre, son écriture.
On l’imagine, alors, ritualisant le moment de répondre : être disponible entièrement, clore sur soi l’univers tout entier pour y saisir les éléments qui permettront d’avancer des réponses possibles. Saisir la langue comme si elle n’était pas destinée à la lecture éphémère d’un magazine, et lui donner le pouvoir de la précision. Mais aussi : tenir à distance le dévoilement de ce qui a présidé aux textes pour préserver la magie de l’écriture. La magie dont l’écriture a besoin pour donner à sentir des expériences qu’on n’a pas soi-même vécues.
Et depuis cet espace, intime et secret, faire entendre ce lien que l’œuvre entretient avec le monde dont elle parle, d’une part, et sentir celui, plus sombre, qui la lie à son auteur. Comme si l’écriture réalisait l’architecture d’un lieu où habiter le monde serait toujours possible.
Jakuta Alikavazovic, votre nouveau roman L’Avancée de la nuit semble marquer une nette évolution dans votre œuvre : notamment parce que la fluidité de la narration y est plus grande. Cinq ans séparent ce livre du précédent, La Blonde et le Bunker. Ce temps a-t-il été celui d’une réflexion autour de votre écriture ? Voyez-vous une évolution entre ces deux romans ?
Je me suis en effet donné le temps d’écrire ce roman. Cinq ans, c’est long pour moi – j’ai publié mes quatre premiers livres entre 2006 et 2012, je les ai écrits dans une sorte d’urgence, d’ailleurs je pense que cela m’a aidée à les écrire, voire que sans cela je n’aurais pas pu les écrire du tout ; et je les considère comme des œuvres de jeunesse au sens où ils m’ont permis de délimiter un territoire romanesque. Me mettre à écrire a été pour moi comme de me retrouver du jour au lendemain seule dans la forêt. J’en avais entendu parler, je la connaissais de jour, mais y passer la nuit (ou la semaine, ou une vie) c’est une autre histoire. Ces premiers livres me font aujourd’hui l’effet de percées, de premières explorations. J’ai écrit entre La Blonde et le Bunker et L’Avancée de la nuit, bien entendu, mais je n’éprouvais plus d’empressement à publier. Le temps était venu d’approfondir, de m’installer durablement en un lieu et de voir ce qu’il y avait à faire. De me demander, aussi, comment je voulais désormais accueillir l’autre, le lecteur. Avant, je partageais des visions. Maintenant, je veux aussi partager un souffle : d’où peut-être cette impression de plus grande fluidité.
Comment définiriez-vous ce territoire romanesque ? Vous le visualisez ? Vous en voyez...